par Phantom_Blue » 29 Déc 2010, 10:19
Épisode 3
Deux margoulins amenèrent un grand sapin, qu'Elodys fit placer dans un coin de la taverne. Elle le contempla avec un sourire ravi, et appela Nicole.
— Dis, il reste encore des crânes ou on les a tous vendus ? Sinon va voir au cimetière dans les caveaux. Tu mettras des bougies à l'intérieur, et du papier coloré sur les orbites. Ça sera du plus bel effet. Et trouve des cordes pour les guirlandes, au besoin décroche des pendus, elles ont la réputation de porter bonheur. On dit bien : "Au sapin cordes de pendus, nouvelle année pleine d'écus". Il y en a plusieurs encore qui se balancent aux arbres. Le Corrector a eu la main généreuse.
Apofyse, dont les yeux globuleux et vifs furetaient partout, chanta, une larme glissant sur sa joue rouge et gonflée :
— Ah Noël ! Cette ambiance d'amour qui flotte dans l'air ! Ce bonheur qui emplit tous les cœurs ! La lumière rayonnante de notre Seigneur illuminant les âmes !… (Il fit un signe de croix)… Je me souviens de ce jour béni dans notre abbaye de Cluny, les jouvencelles du village qui nous apportaient des gâteaux, douces créatures du Seigneur à la peau d'ange… (Il refit un signe de croix)… Je leur enseignais les mystères de la vie, les enchantements de notre mère nature… Hé hé hé…
Un tremblement furtif agita sa soutane au niveau de l'entrejambe.
Drakan écoutait d'une oreille discrète, un œil toujours tourné vers Jennifer.
Nicole s'approcha de la table, se pencha vers Apofyse et lui demanda :
— Nous avons besoin d'un Père Noël, celui qui devait le faire a été retrouvé égorgé dans une rigole. Pourriez-vous vous charger de cette besogne ? Bien entendu, la patronne vous offre toutes les consommations et la nourriture à volonté.
— Mais ce sera avec la plus grande joie, répondit Apofyse, apporte-nous de ton meilleur vin, et deux ou trois poulets bien rôtis. Hé hé hé !
Dans la salle des fumeurs, Babou renouvelait les doses d'opium dans les pipes, quand elle remarqua l'inertie suspecte d'un fumeur sur sa paillasse. Ses yeux révulsés, sa bouche ouverte édentée, sa langue boursouflée et bleuie.
Elle le fouilla, récupéra une bourse remplie de pièces et le traîna par les pieds d'une poigne ferme au bout de la salle. Puis elle ouvrit une trappe et précipita le corps cinq mètres plus bas dans une rivière aux eaux sombres et tumultueuses.
Aussitôt des créatures aquatiques à la peau écaillée et aux crocs acérés se précipitèrent, dans des gerbes éclaboussantes, pour en faire bonne pâture.
Satisfaite, elle referma la trappe et poursuivit sa besogne, scrutant les fumeurs allongés, pour voir s'ils respiraient tous encore.
Krystos était revenu, le visage ébloui. Il s'installa à une table à l'écart, rêveur. Des pensées se bousculaient dans sa tête.
— Je suis l'élu… la grande déesse de la nuit m'a choisi pour recevoir la connaissance… je vais enfin devenir le maître du monde grâce au Livre… bande de charognards incultes, vous allez tous ramper à mes pieds… Mouahahahahaha…
Il commanda une bouteille de vin de palme, posa une feuille sur la table, et écrivit d'une plume inspirée, une pakistanaise fumant aux dents :
— Discours d'investiture de sa majesté l'empereur Krystos 1er… Peuple de la Terre, en ce jour solennel, moi, votre monarque, je me proclame maître absolu…
Il s'arrêta, caressa le bout de son menton avec la plume, un sourire sur les lèvres, des visions de nymphes dénudées dansant au pied de son trône en or massif, dans la danse des volutes opiacées.
Dorian avala une longue gorgée de bière, tira une longue bouffée de son cigare et loucha une nouvelle fois sur sa montre à gousset.
— C'est bien ce que je pensais, se dit-il, le temps s'est arrêté, et cela s'est produit après cet hurlement de loup, le moment n'est plus très loin… Je vais enfin connaître le secret de la Pierre Philosophale… Mais ouvrons l'œil, d'après ce que je vois, je ne suis pas le seul à convoiter le Livre…
Il scruta Apofyse, qui mordait dans une cuisse de poulet, de la sauce dégoulinant de sa bouche, repéra la forme des coutelas sous la soutane. Le neutraliser ne poserait pas de problème particulier, un coup de dague dans la panse suffirait à le coucher sur le sol. Par contre, le chevalier aux deux katanas, assis avec le moine, risquait d'être la cause de sérieuses difficultés. Sa stature athlétique indiquait qu'il était habitué aux combats sur les champs de bataille, et l'absence de cicatrices prouvait son habileté au maniement des armes.
Il y avait aussi cet autre chevalier et son phacochère, aussi un combattant redoutable, à en juger par son allure vive, certainement pas là par hasard. Il semblait épier quelque chose ou quelqu'un.
Et cette jeune fille gracieuse avec ce jeune damoiseau, détentrice peut-être de formules magiques redoutables. La grâce cache souvent la félonie, et la félonie aime se repaître du masque de la grâce.
Et ce noble avec ses pompons au chapeau, qui devait détenir quelque arme dangereuse, dans le but de s'emparer du précieux Livre.
En fait, tout le monde devenait suspect, même le spunk ronflant dans un coin, peut-être un sorcier avide des pouvoirs du Livre, ayant pris forme animale.
La partie allait être plus coriace que prévue.
Agent Falkan appela Nicole d'un geste de la main et lui souffla discrètement :
— Dis moi, j'attends quelqu'un, n'as-tu point vu un voyageur ? Il a une balafre sur le visage ?
— Ah oui ! répondit Nicole. Il y a bien un tel personnage, comme vous le décrivez, mais il a rendu l'âme.
— Comment ça ? s'étonna Agent Falkan.
— Oui, il est bien venu, mais il a suffoqué dans la cour, et nous l'avons transporté dans la buanderie, où le bon moine, que vous voyez là -bas à cette table, lui a donné les derniers sacrements.
Une fois Nicole partie, Agent Falkan serra sa main sur la poignée de son épée et grommela :
— Par les foudres de Zeus, et les foudres encore plus terribles de ma belle-mère, les événements prennent une tournure inattendue. Il y a du trépassé dans l'air. Il va falloir être sur mes gardes.
Sous la table, Fripounet passa un dernier coup de langue dans son bol, lapant la dernière goutte de bière, et grogna pour en avoir un autre.
Rampage Master appréciait l'ambiance de la taverne. Il confia à son fidèle comptable :
— La prospérité semble de mise ici, le vin et la bière coulent à flot, des jambonneaux se balancent à foison au-dessus du comptoir, et si mon odorat ne me trahit pas, d'après les effluves, on doit fumer de l'opium dans une pièce voisine. Voilà qui va remplir les cassettes du roi, et les miennes par la même occasion.
Medievil frissonna en entendant ces dernières paroles et répliqua, quelque peu inquiet :
— A votre place, je ne me réjouirais pas si vite. L'endroit est connu pour porter malheur. Il s'y passerait de bien étranges choses. Si vous voulez mon avis, nous ferions mieux de décamper avant qu'un funeste sort ne s'abatte sur nous. Il n'y a pas que les jambonneaux qui se balancent ici. N'avez-vous pas vu les pendus qui se balançaient aux branches ?
— Allons mon brave, sourit Rampage, ne te laisse pas aller aux affolements des vieilles pucelles. Si l'on devait croire tous les racontars. Et s'il y a des pendus, c'est qu'il y a justice, et donc sécurité des lieux, les malfaisants pouvant créer des ennuis ayant rejoint les enfers où ils expient leurs crimes dans les flammes. Savoure plutôt ces instants privilégiés, dont le Seigneur nous a gratifiés. Demain nous serons encore plus riches. Enfin moi.
Pouillu ouvrit un œil, puis l'autre, rota un petit rot hamstérique, et se redressa sur ses petites pattes. Il flaira l'air avec son petit museau frétillant et remarqua le phacochère. Soudain le poil excité, il trottina vers lui sous les tables et l'apostropha :
— Kiiick… Qui es-tu, gros cochonnet dodu ?…
— Grumpf… Comment oses-tu, petite boulette de poils insolente ? Sache que je suis l'animal le plus redoutable de la jungle, et si tu ne t'excuses pas sur le champ, je t'écrabouille en carpette pour sauterelles…
— Kiiick… Doucement, sinon je le dis à mon maître le prince Noir, qui te découpera vite fait en côtelettes et en rondelles de saucisses…
— Grumpf… Laisse-moi rire ! Mon maître est le plus grand escrimeur du monde, et il aurait tôt fait de l'embrocher avec son épée…
Pouillu allait envoyer une réplique cinglante quand il dressa ses deux petites oreilles. Il avait reconnu le sifflement presque imperceptible, que Fripounet capta aussi au milieu des conversations et des rigolades paillardes.
Le hamster fila sous les tables vers celle de Dorian.
La porte s'ouvrit et trois voyageuses entrèrent en secouant leurs manteaux enneigés.
Il y avait Ladyrianne, une prêtresse du temple d'Athéna, à l'imposante chevelure rousse, et à la longue robe aux poches garnies de potions explosives.
— Quel trou perdu ! cracha-t-elle. J'espère qu'on n'est pas venues pour rien, et que l'Oracle a dit vrai pour le Livre, sinon je l'étripe !
Il y avait aussi Maat, la petite fille du comte Dracula, aux cheveux plus noirs que la suie des fours de l'enfer, vêtue d'une combinaison guêpière en cuir noir moulante décorée de dentelles.
— Je hais cette neige, tout ce blanc, je veux du noir, je veux de la neige noire ! Pourquoi le monde est-il si lumineux ?
Il y avait enfin Angie, une fée du royaume des fleurs, aux bouclettes blondes recourbées comme des crochets, en mini robe violette et cuissardes, deux colts à la ceinture. Elle envoya d'une voix tranchante comme la lame d'une dague plantée dans un dos :
— On prend ce fichu Livre et on se casse vite fait ! Non mais vous avez vu tous ces ploucs ? Pas un seul bel elfe ! Ah si, le chevalier assis avec ce gros moine… Pas mal, pas mal du tout…
— Grrrr ! grogna Maat en la bousculant d'un coup de coude. Il est pour moi, je t'interdis de le toucher, ou gare à tes ailes !
— Du calme ! stoppa net Ladyrianne. Ce n'est pas le moment de se battre pour un mâle ! D'abord le Livre, après les galipettes !
Jennifer avait vu leur arrivée. Elle murmura à Marco :
— Tu vois les trois filles à l'entrée, celle avec la mini robe violette, c'est Angie, jadis une fée, elle est passée du côté obscur de la Force en volant le talisman enchanté du royaume des fleurs. Depuis il y pleut sans interruption et les fleurs ont laissé place aux ronces et aux orties. Et l'autre, la rousse, serait une sœur d'Hélène de Troie.
Les yeux de Marco s'allumèrent comme des brasiers. Jennifer ne manqua pas de remarquer cet éclat anormal et gloussa :
— Je vois que la belle Hélène occupe toujours ton esprit.
— Fariboles, grogna Marco, elle m'indiffère totalement, je m'intéresse essentiellement au Livre, et comme tu as dit qu'elle serait la sœur d'Hélène, dont une page du Livre a été retrouvée à Troie…
Jennifer se gratta le nez en souriant, d'une façon qui déplut au jeune Page.
— Ne te moque pas et dis-moi plutôt quelle est la troisième, celle en noir !
— Je ne la connais pas, mais si elle s'est associée aux deux autres, ce n'est pas une enfant de chœur. D'ailleurs tout dans son allure révèle une fille dangereuse.
— Je la trouve plutôt jolie, souffla Marco.
— Méfie-toi, doux jouvenceau, les épines des roses noires sont les plus pointues. Et plus la rose est jolie, et plus les épines sont fatales.
Le Corrector resta figé, sa longue tige dans la main arrosant le mur. Le hurlement dura encore quelques secondes puis s'éteignit dans la nuit.
Il rengaina sa tige, revissa le clapet, sortit de la pissotière et contourna la taverne pour inspecter les lieux.
Des gros flocons de neige tombaient dans un silence spectral.