LA DEUXIÈME AVENTURE DE LARA
1
Claire gara la Buggy devant la porte d'entrée du manoir. Elle coupa le moteur et dit la voix teintée d'un zest de tristesse :
— Quand même dingue ! A peine revenue de Suisse, Lara file au bout du monde. Elle nous laisse en plan et tout ça en trois jours.
— Ouais, gargouilla Séraphine, une larme hésitant à couler sur sa joue, quelle transformation ! Je n'en reviens toujours pas.
— Il faut dire qu'elle est douée pour tout, mais je pensais pas pour le sport. Elle a des capacités hors du commun.
— Ouais, faut reconnaître qu'elle assure, j'espère qu'il lui arrivera rien. C'est quand même risqué d'aller crapahuter au Pôle Sud en pleine zone militaire.
Claire s'éjecta de la Buggy et prit le paquet sur la banquette arrière, suivie par Séraphine qui l'imita en prenant deux bouteilles de Jack Daniels.
— Tu crois que ça suffira pour Winston ? Il picole sec !
— T'inquiète, il a une réserve mais comme c'est sa marque préférée, l'attention lui fera plaisir.
— Pauvre Winston, souffla Séraphine, on va bien prendre soin de lui, Lara avait raison dans son sms, il traverse une dépression sérieuse.
— Normal, à son âge, seul dans ce grand manoir.
Claire appuya sur la sonnette. Le carillon de Big Ben retentit dans l'air. Plusieurs secondes interminables défilèrent. Enfin la lourde porte s'ouvrit sur un Winston au visage quelque peu blafard.
— Coucou c'est nous ! chanta Claire.
Séraphine exhiba les deux bouteilles en secouant des couettes qui se voulaient joyeuses.
— Si ces demoiselles veulent se donner la peine d'entrer, articula Winston d'une petite voix défraîchie.
— Ça va, pas de politesse entre nous, appelez-nous par nos prénoms, après tout on va quand même passer du temps ensemble. Et puis ne soyez pas triste, Lara va revenir, le temps qu'elle règle cette affaire.
— Que le Ciel vous entende, soupira le majordome, la tête rentrée dans les épaules.
— Allons Wiwi, gloussa Claire, reprenez-vous, ce n'est pas encore la fin du monde. Et puis Lara communique avec nous. On reçoit régulièrement des sms et elle a promis de nous skyper ce soir. C'est comme si elle était toujours là .
— Si vous le dites… si vous le dites…
— Ah la la ! envoya Séraphine. Vous allez boire un petit coup, ça va vous redonner du tonus. J'ai apporté votre breuvage favori.
Elle brandit une nouvelle fois les deux bouteilles devant son nez.
Winston afficha une mine déconfite, les yeux noyés d'absence, les joues creusées. Il haussa les épaules, chose pourtant interdite pour un majordome censé respecter les règles très strictes de la majordomie anglaise.
Séraphine jeta un regard en biais à Claire qui le lui renvoya. Décidément, la partie n'était pas gagnée, il faudrait faire preuve d'imagination pour redonner des couleurs à cet homme vénérable, qui se dévouait depuis des années pour l'illustre famille des Croft.
2
Winston lança les deux dés sur le plateau. En chemise blanche, les manches retroussées, le nœud de papillon dégagé sur un col déboutonné.
— Encore un double six ! s'écria Séraphine. Décidément, vous avez une chance incroyable.
Winston avança son pion de douze cases et atterrit sur Piccadilly Circus.
— Et la plus chère en plus ! Je suppose que vous allez l'acheter ?
Winston tira 40 000 de sa liasse de 10 000 et les posa sur le plateau. Claire s'en empara et les rangea dans la boite de la banque, avant de lui donner le ticket de propriété.
Winston le plaça avec la dizaine d'autres et avala une gorgée de Jacks Daniels, les cheveux légèrement ébouriffés.
Claire but une gorgée de Schweppes agrumes parfumé au scotch et chanta :
— Vous auriez dû vous lancer dans la finance et l'immobilier, avec une chance pareille au Monopoly.
— J'y ai songé à un moment, j'avais quelques actions en Bourse, mais le monde de la finance est impitoyable, et comme le disait si bien Charles Stuart Calverey : "Ne regarde point le passé, où les gueux se sont prélassés, mais fixe avec foi l'avenir, et le soleil de tes désirs"…
Il se versa un énième verre et l'avala d'un trait.
Soudain le pc portable de Claire posé en bout de table sonna "Kill em all" de Metallica version carillon.
Elle se leva d'un bond et se campa devant. Lara apparut dans la fenêtre de Skype.
— Salut les filles, coucou Wiwi, je suis à Diego Ramirez, j'ai réparé leur station météo, elle ne captait plus. Ils sont aussi convaincus que la Terre est plus grande, demain Domingo m'emmène en hydravion…
Des interférences strièrent l'écran. Un grésillement grésilla. Le visage de Lara se déforma en dents de scie.
Les secondes passèrent et la communication fut interrompue.
— Ben alors ? demanda Séraphine qui s'était levée. J'aurais voulu en savoir plus.
— Je pense qu'elle nous contactera de nouveau, sûrement avec un message écrit. C'est peut-être la météo qui brouille.
Séraphine agita ses couettes et retourna s'asseoir à la table. Elle s'exclama mais à voix basse :
— Je crois que la partie est finie pour ce soir.
Winston s'était endormi sur sa chaise, la tête baissée, le menton sur la poitrine. Un ronflement agitait ses lèvres, qui remuaient à chaque expiration bruyante.
Claire prit le portable et invita Séraphine à la suivre.
— Il se fait tard, minuit passé. Laissons-le se reposer, il a sa dose, on passe la nuit au manoir comme prévu. Demain on avisera.
3
Deux heures venaient de sonner à l'horloge dans le hall.
Séraphine se réveilla en sursaut, poussa un cri de fille et se leva d'un bond. La clarté lunaire inondait la chambre. On entendait la tranquillité chaude de la nuit par la grande fenêtre ouverte sur le parc.
Elle se précipita dans le couloir, les couettes agitées, en pyjama pirate satin rose et enfonça presque la porte de la chambre de Claire.
Celle-ci pianotait sur son portable, assise dans un grand lit à baldaquin, éclairée par une lampe de chevet.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda-t-elle. On dirait que tu as vu un fantôme !
— Ça devait en être un ! Quelque chose a frôlé mon lit ! J'ai trop eu peur ! Je veux pas dormir seule !
Elle se fourra sous le drap à côté de Claire qui rigola.
— C'est sûrement un ancêtre qui t'a vue et qui a eu le coup de foudre.
— Arrête, ça me fait pas rire ! Je me demande comment Winston arrive à dormir seul la nuit.
— Tu sais, avec tout ce qu'il picole, il a un sommeil de plomb.
— Si on doit passer toutes les nuits ici jusqu'à ce que Lara revienne, ça promet. Tu crois qu'elle a bien fait de partir au Pôle Sud ? Ça me paraît vachement risqué tout ça. Elle a peut-être perdu la boule, elle sait plus ce qu'elle fait.
— Elle n'y est pas encore, il reste 3700 km de l'île à la banquise. Et d'après ce que j'ai compris, elle y va en hydravion. Elle aura pas besoin de traîneau ni de chiens. Elle fera la parcours en volant jusqu'aux terres de l'autre côté, s'il y en a.
Séraphine loucha la photo d'un homme sur l'écran. Elle devait dater du siècle dernier. Claire lui expliqua :
— C'est l'amiral Byrd, en 1926, pendant une expédition au Pôle Sud, en avion, il a découvert des terres inconnues avec un climat tropical. On a parlé de Terre creuse, il serait entré par une ouverture. Mais je pense qu'il a survolé une partie de la Terre qu'on ne connaît pas, vu qu'elle est peut-être plus grande.
— C'est quand même une histoire de ouf, ben moi je préfère dormir dans un lit bien au chaud plutôt que de crapahuter sur la glace dans le froid au milieu des pingouins…
Elle cligna des yeux, sa tête s'affaissa sur l'oreiller moelleux et elle s'endormit.
4
Winston fit revenir le bacon grésillant avec une fourchette et posa la poêle sur la table de cuisine.
— Cela devait être feu lord de Canterburry, un cousin éloigné des Croft du côté père. Il a été guillotiné en France en 1793. C'était un grand libertin, son amour pour Marie-Antoinette l'a perdu. Miss Lara a aussi eu sa visite.
Séraphine mordit dans une saucisse grillée et articula la bouche pleine :
— Ouais, elle m'en avait parlé, mais je croyais qu'elle blaguait. Grumpf ! C'est drôlement bon, Wiwi vous êtes une perle.
— Absolument, approuva Claire en dégustant aussi une saucisse grillée, je me régale.
— Ce n'est pas tout, articula Winston en dénouant son tablier, mais je dois aller en ville faire les courses. Je reviendrai vers onze heures.
— On peut y aller, lança Claire, pas de problème.
— Pas question vous êtes invitées, et puis je dois passer voir un vieil ami. Je suis motorisé.
— Ah le Solex avec les sacoches que j'ai vu dans la remise ! s'exclama Claire. Mais vous aurez assez de place pour les bouteilles… euh… oups…
Winston esquissa un sourire. C'était la première fois que son visage reflétait un instant de bonheur. Il sortit de la cuisine.
— Je veux pas rater le départ, gargouilla Séraphine, j'ai toujours adoré les films à la Charlot. Et Winston en Solex, c'est un morceau d'anthologie.
Elles se campèrent dans l'entrée du manoir, sous le grand porche. Des cumulo-nimbus en formes de barbe à papa se la coulaient douce dans un ciel bleu limpide.
Séraphine mordit dans une tartine de pain de seigle beurrée. Claire avalait une troisième saucisse grillée.
Quand une pétarade éclata dans l'air. Un vrombissement de bombardier. Les filles sursautèrent.
Et Winston déboula dans l'allée en bomber d'aviateur, un casque de l'armée anglaise sur la tête, des lunettes rondes sur le nez. A califourchon sur un side-car Zundapp KS-750 décoré camouflage.
Il franchit les grilles et s'éloigna sur la route entre les champs dans un ronflement d'enfer.
— La vache ! cracha Séraphine, les couettes chamboulées. Tu repasseras avec ton
Solex.
Quelques secondes d'intense silence, imprégnées de stupéfaction et d'étonnement, défilèrent dans l'ozone.
Soudain un bruit d'objet qui tombe s'échappa d'une fenêtre ouverte à l'étage.
— Ça vient de ma chambre ! s'écria Séraphine, les couettes apeurées. C'est le fantôme !
— Y a qu'un moyen de le savoir.
5
Elles s'arrêtèrent dans le couloir, à un mètre de la porte fermée. On entendait du bruit dans la chambre, comme des petits claquements sur le parquet.
— Il danse peut-être, souffla Séraphine à voix basse, tu sais, le menuet.
Claire tourna doucement la poignée et entrouvrit la porte. Les petits bruits venaient de derrière le lit. Elle n'hésita pas une seconde et fonça voir sur la pointe des pieds en le contournant.
— Attention ! cria-t-elle. Il se barre !
— Quoi, le fantôme ? demanda Séraphine en tremblant. Moi j'entre pas !
— Mais non ! L'écureuil, il s'est planqué sous le lit !
— Un écureuil ? Ben ça alors !
Séraphine entra pendant que Claire regardait sous le lit. Une petite boule rousse jaillit comme une flèche et fila sous une commode.
Claire le suivit et s'accroupit pour voir en dessous.
— Mince, il y a un trou dans le mur !
Séraphine l'aida à déplacer la commode. Claire remarqua tout de suite le défaut dans la tapisserie. Elle passa sa main dessus.
— Purée, on dirait qu'il y a une porte cachée !
6
Il était onze heures quand Winston déboula dans l'allée. Séraphine courut vers le side-car, les couettes affolées, en faisant de grands signes.
Winston coupa le moteur et releva ses lunettes rondes sur son front.
— Vite, il faut faire quelque chose, Claire a disparu dans la machine.
Winston descendit du side-car, secoua la tête et dit, la voix légèrement alcoolisée :
— Comment avez-vous fait pour la découvrir ? Je devais remettre à miss Lara une lettre à ce sujet pour son vingtième anniversaire.
Séraphine expliqua rapidement, les couettes déboussolées :
— C'est à cause de l'écureuil c'était pas le fantôme, dans ma chambre ce matin, on l'a entendu, et puis il a filé dans un trou dans le mur derrière une commode, y avait une porte de cagibi dissimulée sous la tapisserie. On a ouvert et là il y avait une pièce mansardée avec des plans et des photos, c'était la machine, et l'endroit à la cave où elle était cachée. On n'a pas résisté à la tentation. C'était dans la cave à vin, une porte dans un grand tonneau vide. Claire s'est assise dedans comme ça, et elle a disparu. Ne me dites pas qu'elle est…
— Non elle va bien, rassura Winston, elle s'est simplement téléportée sur la planète Greenwich.
— Téléportée sur la planète Greenwich ? s'exclama Séraphine, les couettes totalement découettées. Vous blaguez là , pas vrai ?
— Feu sir Croft était allé au Tibet dans les années 50, à Lhassa il avait rencontré un moine, le très saint Rinpoché Vajra Saké Saké. Il aimait bien boire un petit remontant pour se revitaliser les chakras d’où son nom. Il a tout de suite vu dans sir Croft un homme de bien, et il lui a confié le secret de la machine. Elle aurait été offerte aux moines en 300 avant J.-C. par des visiteurs venus de l'espace.
Séraphine se laissa tomber sur le gazon. Un vertige faisait tournoyer ses couettes. Le calme imperturbable du majordome pesait dans la balance comme une preuve de plus. Le sens de la vie venait de basculer dans une autre dimension.
Winston l'aida à se relever.
— Ne vous inquiétez pas, nous allons récupérer miss Claire mais je vous demanderai de garder le secret. Sir Croft voulait mettre le monde au courant mais seulement quand la situation l'exigerait.
7
Séraphine n'avait jamais vu un ciel aussi bleu. Plus pur que le cristal. Le village se trouvait sur une petite colline verdoyante parsemée de fleurs aux couleurs éclatantes. Des parfums enivrants flottaient dans l'air, avec des papillons énormes qui virevoltaient dans tous les sens.
Un vieil homme à la longue barbe blanche, vêtu d'une tunique, les accueillit avec un large sourire.
— Winston, vieux garnement, cela faisait longtemps. Quel bon vent t'amène ? Et qui est cette charmante nymphette ?
Le majordome lui serra chaleureusement les mains avant d'expliquer en quelques mots.
— Ah oui, elle est au lagon, elle était incapable de dire comment elle a utilisé la machine. Je n'ai pas voulu la renvoyer tout de suite, elle paraissait en état de choc.
Séraphine se dirigea dans la direction indiquée et se retourna pour demander :
— Vous ne m'accompagnez pas ?
— Il vaut mieux que vous y alliez seule, répondit Winston, je vous attends.
Séraphine franchit plusieurs bosquets dans lesquels roucoulaient des moineaux aux plumages colorés.
Un bruit mélodieux de cascade embaumait l'air. Mélangé à des rires et des cris joyeux de filles.
Intriguée, Séraphine se dépêcha de franchir un monticule squatté par des suricates, qui la regardèrent passer sans bouger.
Une cascade vertigineuse se déversait du haut d'une falaise aux rochers sculptés de visages, dans un lagon aux reflets de cristal.
Claire s'ébattait dans l'eau avec d'autres filles du même âge. Quand elle aperçut Séraphine elle lui cria :
— Viens, on s'amuse trop !
Un instant elle fut tentée de les rejoindre mais Winston attendait. Il fallut argumenter pour que Claire daigne enfin sortir de l'eau sans se soucier de sa nudité. Elle enfila rapidement son short et son tee-shirt et chanta :
— Tu te rends compte ? Il y a plein de planètes comme ça, reliées par un réseau. On est sur la planète Greenwich, c’est le nom donné par le père de Lara. C'est au cas où la Terre deviendrait invivable, les gens seraient téléportés ici et ailleurs. Mais comme m'a dit Aurélia, le moment n'est pas encore venu.
Séraphine supposa que c'était elle qui les rejoignit, nue et gracieuse, ruisselante de perles d'eau. Sa longue chevelure blonde collant sur sa peau.
— Vous reviendrez ? demanda-t-elle.
— Bien sûr, confirma Claire.
Après une série de bises, Aurélia replongea dans le lagon.
Elles retrouvèrent Winston qui était assis dans un kiosque fleuri et trinquait avec le vieux sage.
8
Une semaine plus tard, en début d'après-midi, la camionnette de l'épicerie s'arrêta devant les grilles du manoir. Lara en descendit, remercia Georges le patron de l'avoir conduite et s'engagea dans l'allée.
Elle aperçut Claire et Séraphine dans le jardin, allongées dans des chaises longues en bikinis, savourant la douceur des ombres d'un tilleul.
Des sodas trônaient sur une petite table.
Lara jeta son sac à dos dans l'herbe, s'empara d'une bouteille et la vida d'un trait au goulot. Avant de roter, de s'installer dans une chaise longue et de dire d'une voix déçue :
— Quelle galère ! Il y a bien d'autres terres mais c'est des jungles, avec des volcans, et des bestioles préhistoriques. Il règne une chaleur pas possible. Pour le moment les stations du gouvernement se contentent d'étudier. J'ai eu trois propositions de mariage et je me suis battue contre plusieurs types bourrés dans un bistrot. Je savais pas que je connaissais le Kung Fu, j'ai une mémoire photographique et en regardant des films de Bruce Lee, j'ai enregistré. C'est dingue non ? Moi qui avais horreur du sport !
— T'es la meilleure ! chanta Séraphine. La digne descendante de ton père !
— Ouais, soupira Lara, mais en attendant je vois pas comment on pourra sauver l'humanité si ça tourne mal un jour. C'est pas gagné avec le Pôle Sud. Et d'ici à ce qu'on arrive sur Mars, et comme y a rien là -haut que des caillasses.
Claire jeta un regard complice à Séraphine. Elles rirent, les soutifs agités rythmiques.
Lara les dévisagea, sans comprendre.
Winston se ramena en long short treillis. Son tee-shirt affichait le portrait de la reine Elizabeth. Il tenait une enveloppe à la main.
— Je devais vous la remettre à vos 20 ans, mais comme les circonstances ont changé. Ces demoiselles vous raconteront.
Il la donna à Lara étonnée et regagna le jardin pour s'occuper des fleurs.
— Encore une énigme ? Ce serait cool ! Vous avez dû vachement vous ennuyer durant mon absence. Il est temps de remettre du piquant dans vos vies.
Claire et Séraphine étaient pliées en deux.