par Corrector » 28 Jan 2010, 12:41
Les deux tests
Quand on rend visite à un petit éditeur, pour la première fois, on est souvent reçu par le grand patron, le taulier, le boss, le grand manitou ; celui qui tire les ficelles, qui tient les rênes, qui mène la charrette, qui porte le chapeau, qui fait la pluie et le beau temps, et qui nous reçoit avec chaleur et empathie — dans notre milieu, on sait faire preuve d’empathie vu que le chômage est, depuis des lustres, un fléau propre à notre profession.
Véritable homme orchestre de la fabrication, cette personne est emprisonnée dans ses innombrables tâches, percluse de responsabilités mais pétrie d’idéaux. Elle n’a que peu de marge de manœuvre, dans son administration, et se débat au quotidien pour faire survivre son entreprise avec un inaltérable enthousiasme.
Ce que je viens de vous décrire est la situation rêvée. Vous êtes accueilli avec égards et respect, ce qui ne dissuadera pas ce patron de vous arnaquer si l’envie lui en prend. Attendu que la crise touche très sévèrement le milieu du livre depuis longtemps, les tentations malveillantes y sont légion.
D’autres fois, on rend visite à de grandes maisons d’édition. Et là , bien que les choses soient différentes en apparence et que moult procédures soient appliquées, on parvient au même résultat que dans les petites structures. Celui qui vous reçoit n’est jamais le grand patron. Le grand patron, lui, se pavane à Monaco et descend de sa TypeE pour rallier sa chambre d’hôtel quatre étoiles.
Dans ces grandes maisons, donc, vous êtes reçus par un rond-de-cuir presque anonyme qui se fait fort de vous considérer avec dédain et, après avoir feint de vous écouter pendant les trois minutes qui vous étaient imparties, vous jette à la figure un paquet de feuille de format A4 sur lesquelles est imprimé l’extrait d’un tapuscrit.
En général, si l’éditeur n’est pas un escroc, il ne vous donne que trois ou quatre feuilles à corriger pour s’assurer que vous connaissez votre affaire.
En l’occurrence, le directeur de collection que j’avais en face de moi m’avait donné deux paquets de papier au début de la semaine précédente et m’avait demandé de procéder à ces deux tests. L’un était une préparation de copie et l’autre une correction en première.
Une préparation de copie, c’est le travail de correction à la main qui se fait sur le tapuscrit livré brut par l’auteur ; enfin, sur des photocopies ! Il faut dégrossir au maximum. Souvent, les auteurs écrivent tellement mal et disent tant de bêtises que, entre les mains du correcteur, les pages deviennent intégralement rouges de corrections. C’est la raison pour laquelle, entre correcteurs, quand on fait de la préparation de copie, on parle de « rougir les feuilles ».
Une correction en première, c’est un deuxième travail de correction, sur un document électronique (le plus souvent, on fait ça sur écran d’ordinateur, les corrections en première sur papier étant devenues très rares) qui est déjà passé par le stade de la préparation de copie et par un travail de report des corrections sur un document Word. En général, la personne qui reporte sur l’ordinateur les fautes mentionnées dans la prépa papier est un stagiaire dépourvu de toute rémunération.
La correction en première est la dernière correction, normalement. Pour ce genre de travail, il faut donc être très rigoureux et extrêmement concentré, en sus d’être bon en orthographe et en typographie !
Bref, j’avais corrigé les deux tests avec grand soin, comme toujours. La rigueur n'était-elle pas mon credo ?
Je les tendis au directeur de collection qui chercha à s'en emparer avec une impatience presque frénétique, comme s'il espérait trouver enfin, en moi, la perle rare. Mais je résistai.
Il tira davantage, pensant probablement que mes doigts, moites d'angoisse, avaient du mal à se décoller du papier.
Je lui lançai alors un sale air ; vous savez, le genre d'air qui veut dire que vous avez un souci vachement sérieux à faire partager à votre interlocuteur mais sans en trouver les mots.
Las de martyriser le paquet de feuilles, il laissa retomber bruyamment sa main sur le bureau. Il me toisa mais remarqua aussitôt mon embarras qu'il interpréta comme une passagère dubitation.
« Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il avec un sourire en coin.
— En effet ! » confirmai-je, froidement, histoire de me donner un genre.
Au vu de la situation, j'avais envie de m'amuser un peu. Inquiet, le directeur s'enfonça dans son fauteuil comme pour anticiper l'arrivée d'un choc émotionnel. Il ne lui manquait plus que les ceintures harnais, l'appui-tête, le sacdair (si si, en français, c'est comme ça qu'on l'écrit, par décret !) et les rétroviseurs. Je tentais de garder mon calme mais ma paupière fut prise de tressautements intempestifs... la garce ! Quinze jours que ce petit tremblement m'agaçait, et toujours dans les pires moments, avec l'impression que tout le monde m'examinait ; comme si ces palpitations, pourtant imperceptibles de l'extérieur, devenaient plus ostensibles qu'une crécelle de lépreux et faisaient de moi un grand malade contagieux.
« Ça s'est bien passé, ces petits essais ? » reprit-il.
J'attendis un peu, avant de le rassurer. Je voulais avoir la sensation de vivre une grande satisfaction. La joie... que dis-je ? l'allégresse que me procurerait la révélation du siècle.
« Il me semble avoir déjà travaillé sur un de ces deux textes, Monsieur. Mais comme je ne m'en suis pas souvenu tout de suite, je l'ai corrigé jusqu'au bout. »
J'espérais être porté en triomphe, être gratifié de tous les honneurs pour ma franchise et mon indéfectible intégrité, bien sûr, mais surtout pour mon professionnalisme. Je dois être le seul correcteur, dans le monde, à avouer avoir déjà corrigé l’essai qui m’avait été demandé, et donc à n’avoir eu aucune difficulté particulière avec ce travail.
Eh bien non ! Il posa calmement son Robt Burns malodorant dans l'énorme cendrier de malachite déjà tout encombré de résidus noirâtres et se redressa fièrement. Là , c'est moi qui perdis de ma superbe. D'abord parce que le bonhomme devait mesurer une tête de plus que moi et peser deux fois mon poids ; et ensuite parce que la sensation de vivre une partie de poker me congestionna les tripes. Je me frottai l’œil dans l'espoir absurde de calmer ma paupière frétillante. Mon adversaire était soit un bluffeur rusé qui porterait l'estocade en m'annonçant qu'il avait sciemment placé un texte par moi connu ; et dans ce cas j'allais être contraint de pouffer de sa bonne blague et d'y laisser un peu de mon innocence — quel éditeur normalement constitué aurait fomenté ce genre de fourberie ? Et dans quel dessein ? Je tombais des nues — ; soit un ingénu candide à l'ineffable reconnaissance, qui se perdrait en remerciements, eu égard à ma bienveillance, ce qui me m'amènerait à me délecter du triomphe espéré.
Je m'éloignai tout de même d'un pas, pour le cas où le colosse grillerait un fusible et me collerait un pain des îles. J'habitais un quartier chaud, comme on dit. Alors les beignes qui pleuvent de façon spontanée comme la onzième plaie d'Égypte, je commençais à connaître.
Ne me demandez pas pourquoi je crus, l'espace d'un instant, qu'il allait molester mon auguste visage. Peut-être n'apprécierait-il pas mon humour à sa juste valeur. Quand un éditeur prend de la bouteille, peut-être qu'il devient sournois et acariâtre ; allez savoir !
Ce qui est indubitable, en revanche, c'est qu'avec l'expérience, les correcteurs deviennent paranoïaques et méfiants.
Quel dommage que nous n'ayons été que deux dans ce bureau miteux qui fleurait l'énergie du travail artisanal et le vieux tabac froid. J’eus droit à de chaleureux remerciements… pour ma franchise, bien sûr, mais aussi pour mon sens inné de la communication. Je soufflai de soulagement.
Évidemment, pourquoi mon honnêteté m’aurait-elle valu des reproches ?
Ah la la ! Le monde de l'édition. Quel bonheur !