Crazy Love


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Crazy Love

Messagepar Phantom_Blue » 15 Mar 2011, 10:17


Sophie aspirait la fumée de sa Royale menthol avec nervosité, dans une blouse verte d'infirmière, appuyée contre le capot de la Cadillac Continental blanche, éraflée sur l'aile droite, suite à un virage un peu trop serré contre une glissière de sécurité.
Un côté Patsy Stone d'Absolutely Fabulous, mais en plus jeune.
— Putain mais quelle idée j'ai eu de m'embarquer dans ce boulot, qu'elle cracha, les dents amères. J'aurais dû écouter ma mère, OK, elle déraille des fois, mais elle voit clair quand elle est pas bourrée… Elle me l'avait bien dit : "Sophie, tu vas te foutre dans une merde royale"…
Accroupi à l'arrière, la même blouse verte chiffonnée, Mathias dégagea la roue au pneu crevé et jeta un œil sombre sur sa compagne.
Un côté Java de Martin Mystère, mais en plus bourru.
— Tu pourrais pas la mettre en veilleuse cinq minutes ? J'arrive pas à me concentrer.
Sophie lui décocha un regard de serial killeuse.
— C'est bien les mecs, incapables d'être sensibles aux problèmes féminins, mais ma mère m'avait prévenue, j'aurais dû l'écouter, elle m'avait dit : "Sophie, les hommes sont tous des égoïstes, tu leur sacrifies les plus belles années de ta vie, et quand ils en ont bien profité, ils te jettent comme un vieux tampon et se barrent avec une autre."
Mathias secoua la tête, ajusta la roue neuve, serra les boulons et jacta :
— Tu devrais voir ce que fait le vieux.
Sophie décolla ses fesses du capot et fila à l'arrière en roulant des hanches.
Le vieux était allongé sur une civière, une perfusion gouttant dans son bras décharné.
Elle envoya d'une voix blasée, un rien indifférente :
— Je crois qu'il est crevé, il bouge plus, il a la bouche ouverte et les yeux révulsés.
— Bordel, cracha Mathias, s'il claque avant qu'on arrive à l'hosto, on perd la moitié du prix de la course.
— Ouais, répliqua Sophie, mais on pourra toujours fourguer ses organes.
— T'as vu l'état de la carcasse ?
— Ben doit bien y avoir des cannibales qui s'en satisferont. Ce genre de corps est très demandé dans l'underground. Y'a un bal de vampires cette nuit dans les catacombes, j'ai vu une affichette qui traînait sur un trottoir.
— Tu oublies qu'ils carburent essentiellement à la vierge. Je t'aurais bien fourguée, mais t'es côtée seconde main à l'argus.
— Ha ha ha ! rigola Sophie en se forçant. Je reconnais bien là ton humour pitoyable. C'est bien les mecs !
— Ça va, j'ai pas fait les grandes écoles comme toi.
— Maquillage, tu appelles ça une grande école ?
— C'est toujours mieux que de tailler de la viande dans un abattoir.
— Evidemment, de là à dériver dans les pompes funèbres, puis les ambulances…
— Ben t'as bien maquillé des cadavres à un moment, non ?
— Ouais, mais j'étais en conflit avec ma mère. Il me fallait un dérivatif compensatoire pour exorciser un besoin affectif bafoué.
Mathias s'était relevé, le cric à la main, le regard bizarre.
Sophie le fixa, prête à décocher le bout pointu de sa chaussure Valentino dans sa braguette.
Elle le suivit des yeux, l'adrénaline pulsant dans le soutif, quand il rangea le crique à l'arrière de l'ambulance. Il jeta un œil sur le vieux.
— Il est crevé, putaiiiin !
— Ça va, jacassa Sophie, on en aura d'autres, c'est pas ça qui manque, suffit de faire la tournée des maisons de retraite.
Mathias referma la portière arrière dans un grand clac et alluma une Lucky Strike.
— Ouais, tu as raison, allez, on va se faire un petit casse-dalle, tout ça m'a donné faim.

Mathias mordit dans une cuisse de poulet tandis que Sophie se délectait avec la crème chantilly d'une meringue glacée. Elle lorgna l'autoroute à travers la vitre du snack.
— Quel bled paumé, on devrait peut-être se barrer.
— Pour aller où ? demanda Mathias, de la sauce épicée dégoulinant sur son menton.
— Ben je sais pas, Hollywood, par exemple.
— Ah je vois ! Toujours le grand rêve de madame, être actrice, remarque, t'es plutôt douée pour embobiner les gens, je reconnais que la dernière fois, quand t'as baratiné la vieille pour qu'elle te file du fric, c'était du grand art.
— Ouais, mais je voudrais jouer des grands rôles, comme Cléopâtre ou la reine Margot.
— Des rôles de salopes, quoi !
— Putaiiin ! s'indigna Sophie, en arrêtant une cuiller pleine de chantilly à trois centimètres de sa bouche en colère. C'était des reines, la grande classe ! Y'a pas un mec qui leur arrivait à la cheville.
— Y'en a quand même qui sont arrivés plus haut, qu'il s'esclaffa.
— Pfffff ! T'es vraiment un Cro-Magnon, aucune finesse, que le cul.
— Le i je l'ai dans mon slibard, ça fait le Q.I. Wouarf !
— La blague à deux balles. T'es bien un mec.
— Ben heureusement, ma petite chatte, et t'as pas l'air de te plaindre de ce côté-là.
Sophie préféra s'abstenir de toute réplique et avala sa chantilly, louchant Mathias qui attaquait une deuxième cuisse de poulet en la dévisageant avec des yeux de loup-garou.
— Bon on fait quoi après ? qu'il demanda. Il faut se débarrasser du vieux, au lieu de le balancer à la flotte ou de l'enterrer, je voudrais pas que tu abîmes tes jolies petites mains en creusant, j'ai pensé à un truc, histoire de rigoler : et si on le fourguait dans un coffre de bagnole ? T'imagines la gueule du mec quand il l'ouvrira ? Wouarf !
— N'importe quoi.
— Tiens, encore mieux ! On le livre chez ta mère, sur le pas de la porte, comme un paquet cadeau avec un ruban autour du cou. Wouarf wouarf !
Sophie secoua sa tête et planta la cuiller dans la meringue. Le bruit lui rappela le craquement d'un os.
— Je veux bien, si t'as plus envie de vivre, tu connais ma mère ?
— Ah ouais ! Elle capterait tout de suite, comme elle peut pas trop me saquer.
— Mon beau-père non plus. Normal, il s'attendait à ce que j'épouse un millionnaire.
— Ça va, un jour je gagnerai plus de fric. Bon, on le balance dans une bouche d'égout, vite fait bien fait.
Il s'empara d'une troisième cuisse de poulet tandis que Sophie savourait la glace à la fraise.

Mathias gara l'ambulance devant la petite maison entourée par une pelouse avec des nains de jardins en plastique.
— Fais vite, après on file à la morgue. Je tiens à livrer au moins un corps à bon port par jour, vivant ou clamsé, sinon j'ai l'impression d'être un chômeur.
— Ben tu peux venir, ma mère va pas te bouffer.
— Je sais pas.
Sophie le fixa strange, les poings serrés sur les hanches, le soutif tendu.
— Putain Mathias, t'es un homme ou quoi ?
Il se résigna à contre-cœur et s'éjecta mollasson de la bagnole.
Madame Josiane Parker, fagotée dans une robe de la Maxi Coop, une permanente à la Yvette Horner sans l'accordéon, campait à la cuisine, la lame d'un grand couteau de cuisine planté dans le ventre d'un lapin.
— Salut M'man, envoya Sophie, je passe juste prendre un truc.
Josiane arrêta de découper le lapin et afficha un rictus.
— Dis donc, on se demandait si tu étais encore en vie, tu pourrais passer un coup de fil.
— Excuse, j'ai eu pas mal de boulot.
Le rictus se changea en grimace quand elle vit Mathias se profiler dans l'encadrement de la porte.
— Bonjour madame, qu'il articula d'une voix qui se voulait aimable.
— Tu es toujours avec ce vaurien ? cracha sec Josiane en brandissant son couteau. C'est à cause de chômeurs comme lui que notre pays part à la dérive.
— Je te signale qu'il bosse, répliqua Sophie.
— Transporter des cadavres, tu appelles ça bosser ? La Bible interdit le commerce avec les morts. Tu iras en enfer.
— Mais non, m'man, arrête ton cinéma.
Josiane éclata en sanglots, le bustier secoué de soubresauts, le dentier baveux.
— Quand je pense que je me suis sacrifiée pour te donner une bonne éducation…
— Mais arrête, m'man, souffla Sophie en passant un bras autour de ses épaules.
Josiane la repoussa brutal et la fixa, la lame menaçante, les yeux noyés de larmes.
— Ne me touche pas, tu es possédée par le démon.
Un cortège funèbre de secondes silencieuses passa dans l'ozone. Brisé par une voix rauque de vieux bourgeois collabo venant du couloir.
— Haut les mains !
Mathias se retourna.
C'était Arnold, le beau-père de Sophie, la panse bedonnante sous un Marcel, les bras velus. Il pointait un fusil à pompe.
— Tu toucheras plus à ma fille avec tes sales pattes de communiste.
— Arrêêête ! cria Sophie. On veut pas d'histoire !
— Descends-le ! crachota Josiane. Règle-lui son compte à ce suppôt de Satan !
Mathias recula d'un pas.
— Calmez-vous, m'sieur Lambert, j'vais sortir, y a pas d'lézard.
— Ah tu pisses dans ton froc, ricana Arnold, espèce de p'tit merdeux ! Je vais te dresser, moi, comme à l'armée ! Il est beau, ton monsieur Barrow, le trafiquant de macchabées, un vrai dégonflé !

Et tout se passa très vite.
Le chat, Mitzou, planqué près de l'escalier, bondit sur Arnold et s'accrocha à sa jambe droite, les griffes plantées dans le futal.
Mathias profita de la surprise pour le désarmer et lui décocha un coup de crosse dans les dents.
Arnold valdingua dans le couloir.
Josiane n'eut pas le temps de hurler longtemps. Le poing de Sophie l'envoya embrasser le frigo. Elle s'écroula dans les vapes sur le carrelage.
— Désolé m'man, mais t'as tué mon lapin blanc et je peux plus aller au pays des merveilles.
Elle prit la tête coupée sur la table et la caressa avec un regard plein de tendresse.
Dans le couloir, un deuxième coup de crosse étala Arnold qui s'était relevé en chancelant.
— Font chier, cracha Sophie en balançant la tête sur la table.
— Les parents, c'est toujours chiant, envoya Mathias revenu dans la cuisine, le fusil à pompe vissé dans la main. Bon, on fait quoi, maintenant ? On les termine ?
— Nan, je les laisse vivre, ça sera leur punition mais on s'arrache, on change de ville. J'en ai marre de ce bled.
— T'as raison, ça commence à sentir le remake de série B.
Sophie fila dans sa chambre, balança un sac Adidas sur son lit, fourra des fringues dedans, coinça son portable Mac dessus et zippa la tirette.
Puis elle fonça dans l'autre chambre, fouilla l'armoire, empocha une liasse de fric trouvée dans une boite à cigares. Dénicha un colt 45 dans un tiroir et le coinça devant sous son jean.
Mathias l'attendait dans le couloir. Elle lui refila le sac. Puis elle empoigna Mitzou grognant sous le ventre et le détacha de la jambe.
— Je vais pas le laisser là, après tout, il nous a sauvés la mise. Hein Mitzounet ?
Elle le serra dans ses bras et le câlina.

La nuit commençait à tomber. Les lumières de la ville disparurent dans le rétroviseur.
Mathias fixait l'autoroute, une Lucky Strike fumant aux lèvres. Le fusil à pompe glandait sur la banquette arrière.
Sophie appuya sa tête sur son épaule. Mitzou dormait sur ses genoux en ronronnant.
Elle murmura, rêveuse, en reluquant le colt 45 dans ses mains :
— Dis, ça a plutôt de la gueule, Sophie Parker et Mathias Barrow, non ? Peut-être qu'on deviendra célèbre, qui sait.
— Peut-être.
April March roucoulait Chick Habit en sourdine sur la sono.
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Re: Crazy Love

Messagepar Krystos » 17 Mar 2011, 16:56


Jadoreeee ! Bien trouvé le clin d'oeil à Bonnie & Clyde ;)
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Re: Crazy Love

Messagepar Babou » 19 Mar 2011, 06:58


Traité avec humour, le scénario romancé noir morbide de cette histoire qui raconte l'éternel conflit avec les parents, surtout quand l'autre (la pièce rapportée) fait figure d'intrus, sûrement, passe comme une lettre à la poste. Tout l'art de l'écriture est là.
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Re: Crazy Love

Messagepar Nicole » 19 Mar 2011, 09:46


Le sentiment de haine envers les beaux parents est d'une réalité déconcertante.
Tout simplement excellent, cet humour noir, morbide à souhait et grinçant fait que ce texte est digne d'un roman .
Bravo.
Un sourire ne coûte rien et produit beaucoup.
Il enrichit ceux qui le reçoivent, sans appauvrir ceux qui le donnent.
Il ne dure qu'un instant mais son souvenir est parfois éternel.
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Re: Crazy Love

Messagepar Babou » 20 Mar 2011, 00:46


Oui, les beaux parents pour Mathias, une évidence ? Image :02: . Mais Sophie n'a pas non plus des rapports extraordinaires, ni avec sa mère, ni avec celui que j'appelle l'intrus.
Je ne sais pas pourquoi je me suis d'avantage penchée sur Sophie, enfin si je sais. :15:

J'ai posté de mémoire alors j'ai oublié une phrase :

Un cortège funèbre de secondes silencieuses passa dans l'ozone
C'est beau :15:
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