Aujourd'hui comme hier je sentais la tension monter tout autour de moi, les gens s'activaient et vaquaient à leurs occupations de début de journée. Tous et toutes sans jamais avoir l'air de me voir, étais-je donc si transparent, si prévisible, voire invisible ?
Ça faisait pourtant bien des années que j'étais présent, toujours là pour les voir démarrer leurs labeurs. J'avais vu tout le monde, pour certains je les connaissais depuis leur plus jeune âge ! j'étais il faut dire un peu la mémoire du village. Toujours le sourire aux lèvres, l'air chaleureux, accueillant au fil du temps, sous le sceau de la confidence, leurs plus intimes secrets.
Lorsque je me suis installé, on avait pris soin de m'aménager une aire vaste et calme ... un îlot de verdure en plein village, j'y avais accueilli d'abord les vieux et les vielles qui comme moi comptaient l'histoire du temps jadis ! Puis certains plus jeune venaient sur mon terrain pour s'essayer au ballon ... combien de tête j'ai pu faire mMMmm car bien sûr j'étais tolérant et plutôt bien dans mon temps.
Je m'étais donc installé près du clocher et je dois dire que je m'étais bien habitué a cette particularité des villages, avoir le son des cloches qui n’égrène plus que les heures. De journée en journée, au fil du temps je guettais même leurs dissonances et savais à coup sûr les différencier. Puis un mois d'été, un grand silence s'insinua en moi, quelque chose manquait à mon humeur, quelque chose manquait simplement. Je mis longtemps avant de comprendre qu'avec la vie les gens, on avait interdit au curé de faire sonner ses cloches à longueur de journées. Ce fut un grand vide qu'il me fallut bien combler … alors avec le temps j'ai pris d'autres habitudes. J'écoutais les mères de familles qui conversaient bruyamment sur le chemin de l'école. Oh bien sûr avec le temps elles aussi m'ont vite oublié, j'avais encore disparu… et c'était incongru car lorsqu'elles s'octroyaient une pause histoire de tout se dire, de tout entendre des derniers ragots du quartier, j'en apprenais de belles sur tel ou tel homme infidèle. Parfois c'était salé ! Ma vie allait donc bon an mal an au fil du temps en apprenant par ci par là moult faits croustillants,
Il fut un jour ou tout commença à basculer, le chemin des écoles fut dévié, de grande barrières firent leurs apparitions et bientôt des travaux de réhabilitation et de rénovation commencèrent dans le quartier, on m'avait un peu isolé mais j'ai tenu et suis resté. Dans le tumulte du chantier j'avais appris les divers instruments, de mon temps nous n'avions pas pareils outils, qu'ils étaient donc bruyant tous ces gens, pressés d'en terminer. Ce n'était que pendant le midi, du printemps à l'été que je retrouvais un peu d'humanité, certes les gens changeaient, et pour la plupart ils étaient des étrangers au village, des gens de passage.
J'ai pourtant passé de bons moments avec eux, ils étaient simples mais durs à la tache. Ils aimaient bien le bon vin et me distrayaient avec leurs rires gras.
Lors des aménagements du quartier, j'avais vu les parterres changer, passer du goudron au marbre ou à la pierre rose … on avait aussi installé une fontaine et quelques bancs à proximité, ça me promettait plein de belles et bonnes journées à dorer mes vieux os au soleil. J'aurais de nouveau du temps pour communier avec mon village, écouter la vie et sentir la pression monter.
J'étais présent lors de l'inauguration, fini pour moi le tumulte des travaux, mais curieusement je n'étais pas là non plus le bienvenu, pourquoi avait-on laissé près de moi quelques pare clos ? je ne le compris que trop tard, une semaine après cette fête de fin de travaux, moi la mémoire du village, celui qui les connaissait tous, celui qu'on ne voyait plus, l'hôte muet, j'avais été déboulonné de mon socle et même en ma qualité de batteur de tambour méconnu, illustre ancêtre de ce village, je filais vers la fonderie la plus proche afin de terminer mon long voyage en rouage ou en alliage !
Pierre Bayle, premier enfant de troupe, tombé au champ d'honneur à l'âge de 12 ans, au service de la patrie…
Bataille de Bouroulou sur Mer le premier novembre mille sept cent quatre vingt quatorze...