[Document] La Chasse Spirituelle de Rimbaud


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[Document] La Chasse Spirituelle de Rimbaud

Messagepar Phantom_Blue » 21 Mai 2008, 16:09


Suite au texte inédit de Rimbaud retrouvé, et qui est un faux, http://paris.evous.fr/Paris-le-reve-de- ... ,1601.html voici la fausse Chasse Spirituelle parue en 1949 au Mercure de France. Selon les mémoires de Verlaine, Rimbaud avait écrit un texte sur plusieurs feuillets intitulé La Chasse Spirituelle. Ce texte a disparu, peut-être détruit par la femme de Verlaine après les agissements de son mari avec le poète aux semelles de vent (comme Verlaine l’avait appelé). Et en 1949 paraît La Chasse Spirituelle, miraculeusement retrouvée. Là aussi il s’agit d’un faux. J’ai eu la chance de tomber sur un article relatant l’affaire, et sur le texte lui-même. Je vous les offre aujourd’hui.

Je suis tombé sur des infos sur le Net :

http://209.85.129.104/search?q=cache:aR ... cd=1&gl=fr

Interview de Nicolas Bataille, un des auteurs du faux :

http://www.arcane-17.com/rubrique-1121467.html

L’ARTICLE

L'affaire de «La Chasse spirituelle»

Présentée comme un inédit de Rimbaud, La chasse spirituelle parut en 1949 au Mercure de France. Histoire de l'une des plus fameuses supercheries littéraires de ce siècle.

PAR FRANÇOIS CARADEC*


* De l'Oulipo, régent du Collège de Pataphysique. Vient de publier, dans une version enrichie, La compagnie des zincs, (éd. Seghers), avec des photographies de Robert Doisneau.

Je viens de relire La Chasse spirituelle, parue en 1949 sous le nom d'Arthur Rimbaud. Et je n'éprouve aucun remords d'avoir cru en son authenticité. Cette supercherie est certainement une des plus connues de l'histoire littéraire du siècle. Une des plus durables aussi, car on en parle encore après en avoir oublié bien d'autres. Et pourtant, disait Akakia Viala, l'un des deux auteurs de La Chasse spirituelle, le 24 mai 1949 : « Nous avons seulement voulu "canularder" quelques camarades. C'était une farce d'atelier qu'on pensait innocente. » Elle ne l'était pas. La personnalité de ceux qui y furent mêlés, et des querelles de personnes que n'avaient pas prévues les pasticheurs, en firent ce qu'un universitaire américain, Bruce Morrissette, a appelé La Bataille Rimbaud. On peut résumer l'« affaire » en peu de mots. Le 19 mai 1949, la page littéraire de Combat dirigée par Maurice Nadeau publie des extraits d'un inédit de Rimbaud, La Chasse spirituelle, avec une préface de Pascal Pia. Le livre, achevé d'imprimer l'avant-veille, paraît en même temps au Mercure de France. A la seule lecture de ces extraits, André Breton crie à l'imposture.

Deux jeunes comédiens revendiquent alors la paternité du faux qu'ils avaient confié sous le sceau du secret à un jeune libraire, Marcel Billot. Ils ignoraient que celui-ci l'avait porté aussitôt à Maurice Saillet, qui tient alors la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, mais est aussi et surtout critique au Mercure de France et publie sous le pseudonyme de Justin Saget des « Billets doux » sarcastiques dans Combat. Saillet s'est empressé de montrer sa découverte à Adrienne Monnier, à Pascal Pia, à Maurice Nadeau, à Sylvestre de Sacy, directeur des éditions du Mercure de France : aucun ne met en doute l'authenticité du texte, et ils décident la publication de la Chasse spirituelle. Elle restera, écrit aujourd'hui Maurice Nadeau, « une casserole que, de loin en loin, de valeureux confrères ne font pas faute de m'accrocher aux chausses ».

L'« affaire » occupera la presse durant plusieurs semaines, et rebondira encore quand André Breton publiera au mois de juillet Flagrant délit, un pamphlet qui vise surtout Maurice Saillet (qui avait échenillé les Poèmse d'André Breton dans le Mercure de France du 1er avril) et Maurice Nadeau (qui après avoir publié une Histoire du Surréalisme tolérée par André Breton avait peut-être eu tort d'annoncer la venue d'« Un nouveau précieux », dans Combat du 10 février). On cognait fort à cette époque, et parfois au-dessous de la ceinture, mais il y avait alors autant de passion dans la « vie » littéraire qu'aujourd'hui de cirage de pompes.

De mon côté, contre Flagrant délit je publie en décembre, sous le titre Simple police, une dizaine de pages assez vaseuses qui ont échappé à Bruce Morrissette : elles prouvent seulement que plus de six mois après le scandale, je croyais encore à une certaine authenticité de la Chasse spirituelle. Et j'attends toujours qu'apparaisse le manuscrit de la vraie Chasse spirituelle, comme l'attendirent Pascal Pia jusqu'en 1979, Maurice Saillet jusqu'en 1990, et Maurice Nadeau peut-être, à qui Emmanuel Peillet écrivait en 1949 : « Défendez-vous ! j'étais là, je suis prêt à dire que vous n'étiez qu'à moitié convaincu » ; mais, dit Maurice Nadeau aujourd'hui, allait-il «lâcher ses amis » ?

Nous ne sommes plus très nombreux à avoir vécu cette « affaire » au jour le jour, et je suis sûr que les derniers anciens combattants de 1949 sont comme moi légèrement agacés lorsqu'ils lisent des articles plus ou moins sérieux sur la Chasse spirituelle : il semblerait qu'elle, et elle seule, ait fait cette année-là l'effet d'une bombe dans le ciel serein de la vie littéraire. Pour qui s'intéresse davantage aux pastiches et aux supercheries qu'à l'œuvre de Rimbaud, ce n'est pas inexact. Que les éclaboussures entachent encore la mémoire de Pascal Pia, de Maurice Saillet (et d'Adrienne Monnier qu'on cite rarement, mais qui elle aussi a «marché »), c'est vrai. Mais on n'imagine plus aujourd'hui à quel point nous baignions dans une atmosphère rimbaldienne. De Rimbaud et sur Rimbaud, il paraissait des livres tous les mois, et non des moindres.

L'année 1946 avait vu paraître dans la Pléïade la première édition tant attendue des Œuvres complètes de Rimbaud, des Documents iconographiques réunis par François Ruchon, le Rimbaud tel que je l'ai connu de Georges Izambard et Résonances autour de Rimbaud de Marguerite Yerta Méléra. En 1947, après Pascal Pia, Jules Mouquet et Maurice Saillet publiaient en revues des extraits de l'Album zutique qu'on ne pouvait toujours pas lire intégralement.

En 1948, Rimbaud l'enfant de C.A. Hackett, Rimbaud et Verlaine vivants de Robert Goffin, Arthur Rimbaud, homme de lettres de Daniel De Graaf ; au Concours des jeunes Compagnies était présentée au mois de mai une adaptation théâtrale d'Une saison en enfer due à Akakia Viala et Nicolas Bataille, puis le 17 novembre à Charleville, et du 14 au 23 décembre à Paris, à la Maison de l'Université.
En 1949, le bruit courut qu'on avait retrouvé quarante mille vers (pas moins) de Rimbaud en Abyssinie... ParaissaientRimbaud, le drame spirituelde Daniel Rops, un Arthur Rimbaud de Claude-Edmonde Magny dans la collection « Poètes d'aujourd'hui », Rimbaud, le magicien désabusé de Pierre Debray, Autour de Verlaine et de Rimbaud de J.M. Carré...

Et le 19 mai 1949, la Chasse spirituelle dans Combat et aux éditions du Mercure de France.

Mais le véritable coup de tonnerre, qui fut un moment éclipsé par La Chasse, eut lieu exactement deux jours après, le samedi 21 mai : Henri de Bouillane de Lacoste (« superbe nom à deux arches », raillait André Breton.
« Couillonne de Ballast », insistait Peillet) présentait en Sorbonne sa thèse : Rimbaud et le problème des « Illuminations », et publiait en même temps le volume complémentaire, l'édition critique d'Illuminations, au Mercure de France. Confirmant ce que Verlaine avait dit, de Bouillane de Lacoste apportait les preuves qu'Une saison en enfer avait été écrite avant les Illuminations. Et c'est bien dans cet ordre chronologique rétabli que depuis sont publiées les œuvres de Rimbaud, contrairement à ce qu'avaient jusque-là prétendu Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon. Dans les querelles rimbaldiennes, celle d'un Rimbaud « mystique à l'état sauvage » tel que le voyait Paul Claudel, était la plus âpre. J'étais de ceux qui préféraient le Rimbaud ricanant sur le passage des prêtres, à celui que sa sœur convertissait sur son lit de mort.

On a vu qu'au milieu de cette avalanche de publications rimbaldiennes, apparaissait de mai à décembre 1948 l'adaptation théâtrale d'Une saison en enfer par Akakia Viala et Nicolas Bataille. Elle n'était pas nouvelle: le mouvement Art et Action l'avait déjà montée en 1928 et en 1930 (et elle fut reprise encore, mais cette fois sans faire scandale au Théâtre de Poche en novembre 1949, le 22 novembre 1954 à la Sorbonne et le 28 novembre 1966 au Théâtre du Tertre). Je traversais alors une période difficile et grâce à mes amis Jean Lods et André Bureau j'étais entré en 1948 à l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC) en qualité d'aide ou de sous-aide bibliothécaire, rue de Penthièvre. La bibliothécaire était Akakia Viala. Je vivais quotidiennement auprès d'elle, et nous parlions bien sûr beaucoup de cinéma, de Rimbaud naturellement, et de nos amis communs Adrienne Monnier et Maurice Saillet. Bruce Morrissette raconte (p. 196) que j'aurais « retourné » à Akakia une carte d'invitation « barbouillée d'une citation de Rimbaud ». C'est faux : j'ai toujours ma carte d'invitation (elle « invitait » d'ailleurs chacun à payer son entrée) et je n'ai pas eu à retourner cette carte que je n'avais pas reçue par la poste, mais en mains propres. Il y avait une pile de cartes sur le bureau d'Akakia Viala et je me suis servi de l'une d'elles le lendemain de la représentation à laquelle j'avais assisté, à l'intention d'Akakia qui ce matin-là se reposait de sa soirée de la veille. Je lui conseillais notamment de « renvoyer obligeamment selon les occases les " Loyolas " — qui rappliqueraient ? » (d'après une lettre de Rimb à Delahaye, de 1875, que je citais de mémoire). Akakia, sans malice, donnait des sobriquets à tout le monde : pour elle, j'étais « Lodi », je n'ai jamais su exactement pourquoi. Et « Loyola » était un surnom qui convenait parfaitement à un étudiant de l'IDHEC à l'onction cauteleuse : je prévenais Akakia que ce « Loyola » allait venir la taper de places gratuites. Elle comprit fort bien, ainsi que ma critique : « Quand en aura-t-on fini avec ces nom de dieu de ratichons ? » et elle se dit préoccupée et troublée du reproche que plusieurs amis lui avaient fait de cautionner l'interprétation claudélienne d'Une Saison. Elle s'en défendit très vivement et se plaignit de ne pas avoir été comprise.

L'idée seule que l'on puisse « adapter » Une saison en enfer sur scène ou autrement scandalisait déjà plus d'un rimbaldien : ce sont ceux-là, parmi lesquels Maurice Saillet et Adrienne Monnier, qui refusèrent même de se déplacer. Et faire jouer le texte par quatre comédiens identiques et masqués incarnant quatre aspects du poète, en choquaient aussi beaucoup d'autres. Les débats qui suivaient le spectacle étaient houleux.

Mais les bornes furent franchies par Louis Aragon qui, faisant allusion au Concours des jeunes Compagnies du mois de mai, écrivait dans sa préface aux grotesques Poèmes politiques de Paul Eluard qui paraissaient à ce moment?là : «Ces jours derniers, il s'est trouvé des comédiens pour porter à la scène Une saison en enfer: rien, à ce qu'on dit, n'y est épargné pour montrer l'enfer rimbaldien. Ni les diables, ni les flammes, ni les broches, les rôtissoires. On mesure par là la piètre idée du langage qui a cours en plein XXe siècle, la tristesse des mots pris au pied de la lettre, l'ignorance de ce qu'est l'image, de ce que parler veut dire.»

Akakia, qui avait de la verve, outrée de cette mauvaise foi, écrivit un court et violent article en réponse, sous le titre « Quand M. Aragon voit Une saison en enfer avec les yeux d'Elsa Poppin ». Mais aucun journal, aucune revue n'accepta de l'insérer.

Akakia jura de faire payer cher à Aragon sa perfidie. Et le plus cocasse, c'est que ce fut André Breton qui désamorça le canular, avant qu'Aragon et les Lettres françaises aient eu le temps de marcher dans la mystification... Quel dommage : je le regrette encore.

Nous étions à la veille de Noël. J'étais vraiment trop mal payé et je quittai l'IDHEC au début de 1949 pour reprendre mon métier de typo dans la cave d'un pavillon de banlieue, à Massy-Verrières. Je ne vis plus Akakia que de loin en loin. Quand elle me fit parvenir plus tard, en 1954, le tiré à part de la Chasse spirituell parue dans la Table ronde, elle ne le dédicaça pas à Lodi, mais « à Monsieur F. Caradec ». Elle croyait sans doute, comme beaucoup d'autres, que je lui en voulais d'avoir lancé ce pavé dans la mare ; ce n'était pas ma façon de voir les choses. Car le plus stupide en cette « affaire » fut qu'Akakia Viala et Nicolas Bataille firent dès le premier jour figures d'accusés !... Seul Nicolas Bataille eut sa revanche trois ans plus tard, et quelle revanche ! en mettant en scène la Cantatrice chauve de Ionesco au Théâtre de la Huchette...

Il me reste à répondre à ceux qui me demandent encore pourquoi, moi et un certain nombre d'autres qui semblent l'avoir oublié, nous avons cru à l'authenticité de la Chasse spirituelle.

On connaissait l'existence d'un texte perdu de Rimbaud portant ce titre, en prose et en cinq parties. Stanislas Fumet, le 21 mai 1949 sur le Poste Parisien, exprima ce que tout le monde a ressenti : « ... en ouvrant Combat, j'ai été extrêmement surpris. Je me suis dit, la Chasse spirituelle, mais c'est évidemment formidable. Dieu sait si depuis notre jeunesse nous rêvons de cette Chasse spirituelle, et ce titre si beau nous laissait tout imaginer. »

Il faut aussi écouter André Breton lui-même dans sa lettre à Combat du 19 mai : « Il n'est pas un " rimbaldien " véritable dont l'émotion, à découvrir ce matin la page littéraire de Combat, n'ait dû faire place presque aussitôt à l'inquiétude, pour se muer peu après en indignation. » Et c'est bien ce que j'ai ressenti moi-même : plus que la « surprise » de Stanislas Fumet, l'émotion, qui me fit courir rue de l'Odéon à la librairie d'Adrienne Monnier pour acheter la Chasse: Maurice Saillet m'en avait réservé un exemplaire hors commerce, non numéroté. Contrairement à André Breton, mon émotion n'a pas fait place ensuite à l'inquiétude, ni à l'indignation. Voilà mon erreur. Je remarque en passant que personne alors n'a accueilli la Chasse spirituelle avec hilarité ; les sarcasmes ne sont venus que plus tard.

Henri Béhar résume ainsi la position prise par André Breton dans Flagrant délit: « Aimer d'abord, ressentir la beauté, telle est la qualité première exigée du critique. S'il étrille sévèrement les critiques compromis dans l'affaire Rimbaud, c'est moins pour leur ignorance, leur duplicité et leur incompétence que pour leur absence de sensibilité. » Et Henri Thomas : « Entre Rimbaud et n'importe quel pastiche de Rimbaud, il y a une différence, et qui ne l'éprouve pas, c'est que la poésie ne passe pas jusqu'à lui » (Cahiers de la Pléïade, automne 1949). Après ça, j'ai bonne mine...

Quand on relit les « phrases » extraites de la Chasse spirituelle publiées dans cette fameuse page de Combat, on les trouve, en effet, un peu faibles : « Oh ! les vignettes pérennelles !/Et le poète soûl engueulait l'Univers./Il pleut doucement sur la ville. /Prends-y garde, ô ma vie absente! »

Je vous prie d'excuser ma confusion. Je fais erreur : les quatre phrases que je viens de citer sont des « Bribes » qui figurent à la page 222 des Œuvres complètes de Rimbaud dans la Pléïade... Celles qu'a publiées Combat[i] sont tout de même de meilleure venue : «J'ai pleuré jadis sur de vains attachements. Je ne crois/ pas à la famille, aux devoirs, aux bonheurs garantis/ par l'estime. (...)/ Après les effrois extatiques, je vois franchement les/draps blancs, l'escale rutilante de quelque fièvre,/les plaies adorables, les tisanes mortuaires des vieilles/balbutiantes, la miséricorde des injuriés de jadis. /Ni regrets ni démence désormais. /La mort sanctifiée à leur manière. Ce n'était pas/la mienne. (...)/Je rêverai cheval. J'adorerai le bouc sacré,/les chats griffus miaulant de convoitise. (...) »

« Les références qu'on peut établir d'un texte à l'autre sont nombreuses», écrit Pascal Pia dans sa préface. Et il cite quelques exemples, parmi lesquels: « Les femmes guettent les invalides avec gratitude » ([i]Chasse
) ; « Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds » (Saison) ; « Des chansons niaises groupaient des rondes dans ma tête » (Chasse) ; « J'aimais les peintures idiotes... la littérature démodée... refrains niais, rythmes naïfs (Saison), etc. Et il ajoute: « On pourrait multiplier ces citations, voire les affirmations symétriquement divergentes » : « Je suis bien d'ici » (Chasse); « Je ne suis plus au monde» (Saison).

Et mon lecteur de s'écrier : « Mais oui, mais c'est, bien sûr... Les pasticheurs avaient lu Une saison en enfer ! » Ils avaient mieux fait que la lire, ils la savaient par cœur et la disaient sur scène tous les soirs. Ils en avaient le souffle, ils en savaient les rythmes, ils l'avaient dans la bouche et dans l'oreille...

Seulement, le paradoxe était là : si la Chasse spirituelle était authentique, on savait qu'elle avait été écrite au plus tard en juillet 1872, et donc « avant » Une saison en enfer, datée d'avril?août 1873 ; c'était alors Une saison qui pouvait rappeler le ton de la Chasse antérieure, et non l'inverse...

On en arrivait à chercher des arguments, pour ou contre l'authenticité, dans le texte lui?même. Les « becs-de-gaz des quartiers sans espoir » ? Il n'y avait pas de becs-de-gaz à Paris en 1872, argumentait Jean Marcenac dans les Lettres françaises; mais il y en avait pourtant dans les Chants de Maldoror et dans toutes les villes de France. Ou encore : Rimbaud ne faisait pas de fautes de français (« Je rêverai cheval, ... Je titube les soixante vies du cycle »)... Ou encore : la sixième partie que les pasticheurs s'étaient engagés à écrire sur un thème imposé, « Amours bâtardes », n'est pas « très convaincante », leur écrit Henri Parisot qui, demeurant « incapable d'opter pour l'une ou l'autre alternative », se console en reconnaissant dans la Chasse, « en tout état de cause, une œuvre poétique attrayante ». Bref Akakia Viala et Nicolas Bataille, qui aiment Rimbaud et veulent l'innocenter d'un texte qu'ils savent être un faux, ont beau se dépenser, on ne les croit pas !

En réalité, mais seul André Breton le disait à haute voix dès le 19 mai, c'est la présence d'une préface de Pascal Pia qui a éveillé les soupçons. Comme si l'habile pasticheur qui avait trompé autrefois les « spécialistes » de Baudelaire, de Radiguet ou d'Apollinaire, eût été assez naïf pour signer de son propre nom une nouvelle mystification! « Cette fois, M. Pascal Pia exagère », écrit André Breton, après avoir admis que « les mystifications littéraires ne sont pas toujours dénuées de charme et je me souviens, en particulier, de « Poèmes libres d'Apollinaire » qui, pour ne pas être dus à cet auteur, n'en singeaient pas moins brillamment la griffe ». Quant à René Louis Doyon : « Pour moi (...), il n'y avait pas à hésiter : dès l'instant que Pia se mettait en avant, le texte était suspect » (Mémoire d'homme, 1953). Et tout récemment, en 1984, Jean-Pierre Goldenstein : « la supercherie littéraire montée par Akakia Viala et Bataille (ou par Pascal Pia lui-même, certains le chuchotent) », pourquoi pas ? « lui-même grand pasticheur devant l'Eternel... », ce qui ne prouve qu'une chose, la méconnaissance des rapports que Pascal Pia entretenait avec le Grand Objet Extérieur.

Et j'en viens tout bêtement à me demander quel eût été le sort de la Chasse spirituelle si Pascal Pia ne l'avait pas préfacée et — surtout ! — si Akakia Viala et Nicolas Bataille, « dépassés par cette histoire » (« Nous étions trop jeunes et un peu effrayés d'avoir déclenché une telle affaire », Magazine littéraire, février 1973) avaient préféré se réfugier dans le silence plutôt que de s'exposer au scandale dont on les tint pour responsables ? En reconnaissant qu'à côté d'Une saison en enfer elle a le souffle un peu court, la Chasse spirituelle eut alors simplement pris place dans les œuvres complètes de Rimbaud, tout comme les faux douanier Rousseau dans les musées, le Cinquième livre de Rabelais dans les collections classiques, ou le Testament politique de Richelieu.

Bibliographie

Arthur Rimbaud. La Chasse spirituelle, éd. Mercure de France, (17 mai) 1949.
Combat, 19 mai 1949.
Bruce Morrissette. La Bataille Rimbaud. L'affaire de « La Chasse spirituelle » , éd. Nizet, 1959.
Akakia Viala et Nicolas Bataille. Comment on fait du Rimbaud (suivi de La Chasse spirituelle augmentée d'Amours bâtardes). La Table ronde, n° 54, juin 1954. Tirage à part sous le titre : La Chasse spirituelle, pastiche rimbaldien. Les mêmes textes figurent dans Le pont de l'Epée, n° 76, juin 1982.
Akakia Viala. Ce qu'on dit aux « assis » à propos du centenaire. Nombre d'or, Cercle Paul Valéry, n° 8, automne 1954.
Nicolas Bataille. Une supercherie: la Chasse spirituelle, propos recueillis par E. de Roux. Magazine littéraire, n° 73, février 1973.
Pascal Pia. Pour ou contre « La Chasse spirituelle ». Carrefour, n° 246, 1" juin 1949.
Maurice Nadeau. Grâces leur soient rendues (p. 230?232). Ed. Albin Michel, 1990.
André Bretton. Flagrant délit, éd. Thésée, (6 juillet) 1949.
Henri Béhar. André Breton, le grand indésirable (p. 396?398), éd. Calmann?Lévy, 1990.
Catalogue de l'Exposition Rimbaud (n° 939 à 957 et 1134 à 1140), Bibliothèque nationale, 1954.
Jean-Pierre Goldenstein. Vraies questions sur un faux texte. Pratiques, n° 42, juin 1984.
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Re: [Document] La Chasse Spirituelle de Rimbaud

Messagepar Phantom_Blue » 21 Mai 2008, 16:10


Cette introduction se trouve en préface de La Chasse Spirituelle.

INTRODUCTION A LA CHASSE SPIRITUELLE


Parmi les textes inédits et la correspondance que Verlaine, au moment d'abandonner sa femme et son fils, oubliait chez ses beaux-parents, rue Nicolet, le 7 juillet 1872, se trouvait un manuscrit de Rimbaud intitulé la Chasse spirituelle. Quelques semaines plus tard, en novembre, Verlaine adressait de Londres deux lettres : la première à son ami Edmond Lepelletier pour l'inciter à récupérer, si possible, les papiers restés à Paris, la seconde à Philippe Burty pour lui réclamer les mêmes papiers.

Après avoir écrit à Lepelletier, Verlaine avait en effet ouï dire que sa femme avait confié à Burty, pour que Madame Verlaine mère ne fût pas exposée à en prendre connaissance, des papiers jugés accablants pour lui. A ces papiers — les lettres « martyriques » de Rimbaud — pouvaient être joints les feuillets de la
Chasse spirituelle, et c'est évidemment dans le dessein de créer une confusion entre ce manuscrit et les lettres de son compagnon de Fugue que Verlaine, contre toute vraisemblance, explique à Burty qu'il ne s'agit pas là de véritables lettres, mais de pages éparses du manuscrit de Rimbaud.

Faute de connaître la réponse de Burty, on ne saurait dire encore si, oui ou non, celui-ci détenait ou avait provisoirement détenu tout ou partie des papiers imprudemment laissés à Paris par Verlaine. En revanche, il est acquis qu'il n'eût pas à lui en restituer. La remise de ces papiers à Burty, si remise il y a eu, ne pouvait constituer qu'un dépôt conditionnel. Résolue à faire donner à la rupture de son ménage la sanction d'un jugement, Mathilde Mauté aurait-elle pu se dessaisir sans restriction d'une correspondance propre à nourrir l'articulat qu'elle produisait dès le 2 octobre pour justifier sa demande en séparation de corps ?

Il est toutefois permis de supposer que si l'avoué de Mathilde Matité tint à utiliser au prou de sa cliente les lettres de Rimbaud à son ami, il ne dut pas estimer nécessaire de grossir son dossier du manuscrit de la Chasse spirituelle, qui ne mettait point Verlaine en cause.

Que devint ce manuscrit ? Jusqu'ici les commentateurs de Rimbaud ont semblé le tenir pour définitivement perdu. Depuis soixante-dix-sept ans, sa présence n'avait été mentionnée dans aucune collection privée ou publique, dans aucune vente, sur aucun catalogue de libraire ou de marchand d'autographes, et les plus obstinés chercheurs paraissaient enclins à en, admettre la destruction.

Ils avaient tort. Il existe encore un manuscrit de la Chasse spirituelle, et peut-être même en existe-t-il deux. Pour des motifs qu'il ne nous appartient pas de rechercher, les détenteurs de ces feuillets d'une valeur et d'un intérêt exceptionnels ne se sont pas fait connaître. Puisse la publication qu'une série de hasards nous permet de faire aujourd'hui, les inciter à se montrer désormais moins jaloux du secret de leur richesse rimbaldienne.

Selon toute apparence, la composition de la Chasse spirituelle eut lieu au cours du premier semestre de l'année 72. Peut-être l'examen du manuscrit et sa comparaison avec d'autres autographes de Rimbaud permettaient-ils de proposer une date plus précise, mais en l'état actuel des choses force nous est de recourir, pour dater ce texte, à l'interrogation de son style, à l'audition attentive du son qu'il rend.

La lettre de Rimbaud à Delahaye datée de « Parmerde, Juinphe 72 » nous incline à penser que c'est en mai 72, et rue Monsieur-le-Prince, que la Chasse spirituelle fut écrite. Les conseils donnés à Delahaye :


ne pas te confiner dans les bureaux et maisons de famille,

les aphorismes dont Rimbaud les assortit :

Les abrutissements doivent s'exécuter loin de ces lieux-là. Je suis loin de vendre du baume, mais je crois que les habitudes n'offrent pas des consolations, aux pitoyables jours

relèvent de la même éthique que les principes exprimés dès l'ouverture dela Chasse.

Mais là n'est pas la seule analogie que révèlent la Chasse et la lettre de Juinphe. En dépit du fait que tout fragment de Rimbaud implique, de la part de son auteur, plus de surveillance et surtout plus de préméditation que sa correspondance, on peut reconnaître dans ce récit à Delahaye un son bien proche de celui que font entendre certaines parties de la Chasse :

Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. — Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi...

Reste à voir quelle place revient à la Chasse spirituelle non dans l'œuvre — le mot ne convient pas — mais dans l'orage rimbaldien. A cet égard, aucun doute ne peut subsister : la Chasse commande et préfigure tout ce qui, dans Une Saison enfer, n'affecte pas la « Vierge folle ». Ce n'est pas par une rencontre fortuite crue l'épithète de païen à laquelle Rimbaud avait songé pour le livre qui devait devenir Une Saison en enfer se retrouve en tête d'une des parties de la Chasse.

Les références que l'on peut établir d'un texte à l'autre sont nombreuses. Thèmes et images se donnent la réplique :


Je ne crois pas à la famille, au devoir, aux bonheurs garantis par l'estime. (La Chasse spirituelle.)

Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas. (Une Saison en enfer.)

Nos flottes navigueront encore vers les îles lointaines... De qui rêverons-nous ? Les casernes déversent leurs flots de héros gourmeux dans les campagnes hygiéniques, mortes d'ennui. Les femmes guettent les invalides avec gratitude. (La Chasse spirituelle.)

Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons; les climats perdus me tanneront... Je reviendrai, avec des membres de fer... J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. (Une Saison en enfer.)

Des chansons niaises groupaient des rondes dans ma tête. (La Chasse spirituelle.)

J'aimais les peintures idiotes... la littérature démodée... refrains niais, rythmes naïfs. (Une Saison en enfer.)

On pourrait multiplier ces citations, voire les affirmations symétriquement divergentes :


Je suis bien d'ici. (La Chasse spirituelle, Infirmités.)

Je ne suis plus au monde. (Une Saison en enfer, Nuit de l'enfer.)

De même qu' Une Saison en enfer expose la joie la plus fraîche au « bond sourd de la bête féroce », la Chasse blesse, menace, et blesse indéfiniment le chasseur. La phrase sur quoi elle prend fin (« Certes il est d'autres rives ») ne manquera pas de susciter de nouvelles exégèses. Pour notre part, nous nous abstiendrons et d'en fournir et d'en accepter aucune. Nous n'avons jamais cessé de nous enfoncer dans la conviction que Rimbaud décourage systématiquement toute tentative d'interprétation et de mobilisation. Son plus fier propos : « c'est oracle, ce que je dis », nargue le lecteur, car l'oracle est ambigu, et Rimbaud en épaissit encore le mystère par une succession de démentis et de refus.

Nul n'a plus largement que lui usé des deux libertés que Baudelaire regrettait de ne pas voir inscrites dans la Déclaration des Droits de l'Homme : le droit de se contredire et le droit de s'en aller.


Pascal PIA.
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Re: [Document] La Chasse Spirituelle de Rimbaud

Messagepar Phantom_Blue » 21 Mai 2008, 16:11


LA CHASSE SPIRITUELLE


VAUDEVILLE


J’ai pleuré jadis sur de vains attachements. Je ne crois pas à la famille, au devoir, aux bonheurs garantis par l'estime. Soupe rance, sucreries fades et angélique parfum des benoîtes armoires. Rejetons les humeurs, les jouets dépareillés — mièvreries acceptées — et n'oublions pas ces précoces malédictions. Ni attitudes complaisantes, ni offices, ni gloire prudente. Plus d'héroïsme ni d'honneur rétribués. Cachez vos sagesses et vos sciences, vos trésors — vos plaies détestables.

J'ai trop remâché vos dédains, vos prétextes, votre patience sans objet. Pourtant, j'ai apprécié les délices aimables — il n'y a pas si longtemps, j'aurais pu aussi fréquenter les grands, plein de rigueur et de principes. Je ne peux plus rire de ces somptueuses vieilleries.

Je m'écarte du souvenir de ces communions d'enfant, de ces féeries ingénieuses. Vacances. Le presbytère de campagne sentait la lessive et j'honorais l'homme cachant les complots de son indifférence sous les fresques merveilleuses. Chère maladie ! Je remonte les boulevards gorgés de peuple vacant. Plaisirs vains et mous. L'odeur de nos anges urbains fait pâmer les crémiers de banlieue.

Nos flottes navigueront encore vers les îles lointaines, nouveaux champs d'honneur pour demain. Les empereurs catarrheux cracheront sur les foules endormies. Les pirates, les égorgeurs seront immortalisés. De qui rêverons?nous ? Les casernes déversent leurs flots de héros gourmeux dans les campagnes hygiéniques, mortes d'ennui. Les femmes guettent les invalides avec gratitude.

Magie des couleurs écœurantes, trompettes qui cuivrent de bleus abcès les paumes et les bouches au midi des tueries malpropres et ordonnées. Des générations de communiantes blêmiront encore leur candeur. Nature hideusement docile, ville riche et confortable, arts accessibles, pianos misérables et faux.

Forcenés des heures. Epileptiques, vous vivrez les dangers populaires, bras épais de sang, jambes écartées, lubriques, bouche au sol : dans les soirs de liberté trop humaine.

Sur l'exercice des gestes quotidiens, des transports d'armes et de drapeaux, vers l'écroulement des apothéoses de gloire, vous serez peut?être fatigués dès l'aube funeste des patries authentiques comme les mères.


VACANCES PAIENNES


Ce jour, renié, égaré, mort à l'espoir des destinées, positions, avantages, pourritures d'abîme entrevues — c'était hier sans doute — j'ai fixé l'objet de ces décisions issues de la mystification des débauches.

J'oublierai la saveur de l'anathème, l'insulte simple — pour une fois — toutes les férocités, les frénésies grotesques, les gestes cruels, les vains blasphèmes aussi de l'enfance. Je vois avec ces yeux les déserts craquelés comme les croûtes, écrasés de ciel. Une forêt de soie et d'ambre, mais plus loin. J'entends, pourquoi encore cette trahison du silence où j'entre princièrement, des mélodies inavouables. Faut?il souffrir encore et me traîner jusque là ? Je ne pourrai plus boire, mais quelles récompenses exquises hors des limites de ces chairs appauvries. Je fuirai le jour malappris, les pièges familiaux, la lampe des veillées contraintes et menteuses, les digestions acceptées, les bruits paisibles derrière la porte close, la ville exténuée.

Je veux balbutier l'abandon de nos systèmes définitifs, de nos cultures, richesses de nos mémoires. Apprendre désormais l'oubli des fictions consenties, je parle des heures faciles et mortelles, de l'amitié, des reconnaissances pratiques.

Je vénère les animaux indifférents, splendides et errants comme les anciens dieux, sous les cieux impitoyables.

S'abolir, se perdre, sentir sa peau se dessécher sous le regard avide et envieux des curiosités puériles et — sans pudeur — s'engloutir dans les rêves les plus profonds. Le temps : démence des autres ! Je ne crierai plus vers vous, repus de sagesse logicienne. Vous ignorerez ces révélations interdites, les rythmes de cet orchestre barbare, ma patience, mon obstination, mon âpre royauté, ma force.

Les déluges engloutissent les peuples supérieurs et seul un couple d'idiots maniaques et bien?pensants peut voir sur les pavois d'une richesse cramoisie les messagers tout fumant de ses devoirs.

Les vieilles grèves s'estompent dans le vent : les prairies fraternelles bruissantes des joies d'insectes.

Je vois sans hésitation des falaises de quartz, gardiennes des vallées noires et rousses, sans fleuve. Je meurtrirai le rêve ordinaire par ruse, science, amours bâtardes et humiliantes douceurs. Et ce sont encore des danseuses, des artistes ridicules et beaux. Donner tout pour un meurtre au petit jour au fond d'un parc à Babylone.

Je tordrai les barreaux d'un ciel occidental et suivrai les traces des mages et des prophètes bafoués, dans l'angoisse de nos parentés englouties. Mais sans filiation aux croyances désuètes, au destin des vertus absurdes et abîmées — libre.

L'épouvante des assouvissements me précède. Je me déferai des gestes élémentaires. Croiser les bras sur l'infini. Comme c'est simple ! Les barbares supérieurs avaient tout prévu : liquider la sagesse et en avant !

Bientôt plus d'absence. Les cœurs ne seront plus torturés. Plus de soins. Une force nourrie de silence, immobile. Plus de volonté ancienne, plus d'élans attardés. La plaine implacable. Le corps fixe et vacant comme un sanctuaire. Tourner les yeux sur l'ombre intérieure. Dormir sur le tapis magique et, la tête pleine de terrifiantes réalités — plus léger qu'un rêve d'enfant sage — illusions mystérieuses, je m'effacerai délicieusement.

Nef rehaussée d'or, sans flots, sans tempête, j'aborderai bientôt au port vénéré d'où le soleil s'aventure sur nos continents commerciaux, nos docks, nos marées fructueuses, nos escales, nos mornes plages.

Je veux marcher sur les cordes raides, vers cette sagesse première et ce monde merveilleux.

Mais le cœur révulsé, la tête pleine d'eau boueuse, chasseur lamentable :
hantant les berges maladives où s'infusent les dorades. Il me faut encore vouloir par delà les mythes séculaires.

Mes regrets, ma présence divergente, ma froide raison, hélas ! Et tous les enthousiasmes et les calculs, et les détours affectueux, économie respectable, plus rien ne me sera compté. Je sortirai, banni pour de bon, ivre, du cercle des actions aux lueurs des arabesques dépouillées. Je me rappellerai l'odeur aigre des femmes pieuses. Je rêverai cheval. J'adorerai le bouc sacré, les chats griffus miaulant de convoitise.

Je me retiendrai au bec de gaz des quartiers sans espoir, je marcherai jusqu'à l'éblouissement, les pieds en feu, je franchirai les salles successives d'un temple vide incroyablement grouillant et je mourrai en détruisant des tubercules d'or et des oiseaux blancs.

Adieu catéchisme, amours vétustes !

J'ai tranché ma main droite.


EDENS


Dernière prière aux archanges qui pourrissent dans mes forêts fiévreuses. Je titube les soixante vies du cycle. Enfin je fixerai mes affûts, mes poursuites, mes chevauchées — images ordinaires forgées dans le malaise du réveil. Je vous confie mes absences factices, un recueil de mots sauvages qui flambent. J'ai balbutié fameusement à travers les sortilèges pittoresques des sens.

Enfant sordide et compliqué, vautré au pré stupide, j'ai secoué les pistils, humé des vapeurs vertes et froides, plongé mes bras énervés dans la vase d'une atroce tiédeur, aux vers roses et gras. J'ai appris les sifflements des monstres, les couplets héroïques, les rires de boue des lacs de ténèbres, les floraisons des châteaux d'angoisse où dorment des princes chastes et doux. J'ai compté les pierres précieuses et les rivières aériennes, dressé des statues de sable mouvant aux criques des mers tropicales, hanté les baraques foraines où s'égorgent les ballerines.

J'ai expérimenté les fringales des enfants pauvres. La tête sonore comme un coquillage géant, abandonné aux lendemains de ces orgies de jeûne, l'esprit plus lourd qu'une cathédrale. J'ai interrogé la sagesse des marbres anciens, déchiré les grenades aux formes obscènes et des ruisseaux de rubis coururent sur mes lèvres.

Un corps fumant, âcre. Désir, désespoir, affliction tardive, baisers poisseux de venins exotiques, lèpre, étreintes désespérées. Calice brûlant, airs d'opéra, gladiateurs enrubannés pour les faims populaires, sirènes et sorcières, mariées hypocrites, prêtres buvant des liqueurs douteuses au son d'un tam?tam, sièges rustiques pour les salons. Des bulles glaireuses crèvent devant mes yeux, des flèches multicolores me clouent sur un calvaire de confection. Les sœurs aînées aux agaçantes sollicitudes consolent les enfants pathétiques et les doux Jésus raccommodent les bonheurs usagés. Paradis comme il faut, Cythère, une main pour me secourir, puis, seul, calme, dans les champs de sainfoin, j'entendrai les cris d'autrefois derrière les arbres, le vent guérisseur des espérances. J'arriverai au sublime degré d'une perfection éhontée. Ne plus cacher au monde mes bévues et mes égoïsmes et ces tendresses inconnues.

Je règle les besognes les plus infâmes.

Cascades de fiel, tourbillon de neige rouge et noire, souffle d'haleines fétides, carnaval, tortues énigmatiques, cancers et hydres dardés de vert?de?gris, chiens géants, coqs châtrés, dentelles ; dans le ciel glorieux, des lambeaux de chairs organisent des ascensions, des singes grotesques volent mes vêtements, flèches, ruisseaux de gemmes, fleurs sans formes, sève sanglante, cristaux éclatés, pastels poussiéreux des obscures visions. Les kangourous sautent sur les places publiques et les cargos tressent des chapelets de cordes glissant sur des océans de braise.

Papillons marins, Jamaïques, citronniers, poivriers des tropiques engourdis, algues aromatiques, pustules, plaies de miel, mammouths curieux, serpents en rut dévorant des équipages, leurs cannibales aux harpons de velours, délices, tortures... Ah ! pitié !

Grâce, je ne recommencerai plus.

Tout cela n'est pas sérieux vraiment.


INFIRMITES


Je ne plaisanterai plus avec les fièvres et les cauchemars qui firent trembler mon corps et agacèrent mes nerfs. Je sais ce que je leur dois.

Il fallait rejeter les besoins, les craintes, les doutes. J'aurais splendidement volé la nature et ma race et mes obscurs parents. Je ne suis qu'espèce ?— rien de plus — lié à ces viscères domestiqués et à cette âme délaissée et funeste. Je suis bien d'ici.

La vie est simple et fructueuse, hors la pensée et cette soif. Saurais?je m'y prendre ? Les savants, les laboureurs me cernent au champ de l'action vertigineuse et amère. Les feuilles poussent, les nourritures habituelles se renouvellent et l'eau et le feu. J'ai perdu les traces ordinaires. Je n'aurais pas dû.

Aucune bête ne pourra me soumettre désormais.

Je reviens soumis à l'accueil de la maison austère et confortable. Je fis honte aux mendicités d'amour, à la faim altruiste, aux désirs de présence fraternelle. J'ai entrevu les voluptueuses quiétudes, les yeux cernés de réseaux mauves, orphelin des équinoxes et des marées inévitables, des lunaisons et des lois naturelles. Des chansons niaises groupaient des rondes dans ma tête. Refrains d'école, prières mécaniques utiles à l'hygiène de nos corps adolescents.

Évadé des limites de l'absurde et des ignorances manifestes, dans l'apaisement des mystères étreints, besoins, devoirs, générosités dérisoires, combats stériles seront à jamais perdus pour moi. Que ferez?vous de cet héritage pratique, abandonnés et obstinés idiots, saouls de querelles puériles et séculaires comme vos races ?

Les fumées grasses crachent les relents des traversées sans retour, les immondices obstruent l'embouchure des fleuves béants ; ventre gonflé, excréments, amer liquide, vestiges gluants des cités monstrueuses.

Les petites filles au regard étonné et bête me font rougir de honte. Anathème à ces penchants de fertilité diabolique. Nature reine des hordes tu nous as soumis. Des nuits entières j'ai couru après les visions béates — courses de lunes, éclipses monotones, cercles fastidieux — piètre résultat.

Vous qui pratiquez les gestes relatifs et l'effort rémunéré, vous m'oublierez.

Gris cadavres, comment vous sauver pourtant ?


MARECAGES


Retour au ciel ami de toujours. A la terre d'origine affluent les déceptions fatales après les fureurs ourdies contre les puissances. Banni des capitales prudentes, sourdes aux vérités. Je ravale leurs paroles et leurs poussières, délires de charlatans. Mais les monuments, témoignages de leur incompréhension magistrale, s'écrouleront.

Le temps et ses accoutrements risibles reprend son cours. Rien ne sera plus que pratique. Les courbes s'évanouissent, les nombres, anciennement domptés, se désagrègent. Hors la prévoyante garantie d'une terre brune et maternelle, chaude comme un oiseau. Peut?être encore la fraternité incertaine, vestige de magies primaires, romance permise. Science, chimie, frénésie, les astres pulvérisés tomberont en poudre d'or, aux révélations ultimes. Des barques noires dériveront sous quels cieux renouvelés ?

Les figues s'écrasent sur les plages de cendre et les nuages infects saccagent les vergers d'éden.

Reprendre outils et lutte au sentier du devoir.

Dimanches cravatés au boulevard de l'ennui.

Dans l'orchestre de jappements cruels, la meute m'a éventré. J'ai guetté l'évanouissement du monde ; sans souffle, les yeux tuméfiés de démangeaisons, réglé le rythme des forces dernières. L'éclatement impeccable du feu m'a échappé et tout était intact : royautés comiques, égarements populaires. Cultes, pierres, arbres, cœurs repoussés, vivrai?je encore vos présences insolites — vos fiertés, vos dédains ?

J'ai oublié des armes, des ruses, des charmes en cette chasse d'adorable magie. Je reviens aveugle, les mains glacées et mortes, sans proie étincelante à produire, sans trophées, aux clairières funèbres d'arbres déchus. Je me gorgerai de dégoûts — et que faire, rendu aux abrutissements magistraux, aux disciplines, aux nécessités de l'époque béante à ces pieds durcis.

Je me suis vu grelottant, accroupi au carrefour des inquiétudes anciennes, en main le sceptre, au front la couronne écarlate, accessoires exigeants des messies. Faut?il se lever aujourd'hui, courir, s'affairer ? C'est la vieille mode.

Chairs ineffables, j'ai gagné, dans le pur élan des vagabondages, vos surprises, vos chaleurs, vos impiétés radieuses, vos absolus maléfiques, vos écrasantes inepties, telles les vagues jusqu'au dernier homme.

Expérience figée au soir dérobé sur l'absence.

Ce ne fut qu'aimable complot d'enfance, un saccage d'innocence.

Après les effrois extatiques, je vois franchement les draps blancs, l'escale rutilante de quelque fièvre, les plaies adorables, les tisanes mortuaires des vieilles balbutiantes, la miséricorde des injuriés de jadis.

Ni regrets, ni démence désormais.

La mort sanctifiée à leur manière. Ce n'était pas la mienne.

Certes il est d'autres rives.



Akakia VIALA et Nicolas BATAILLE

parue le 17 mai 1949

aux éditions du Mercure de France
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