Petites confidences entre amis
LA JEUNE FILLE MYSTERIEUSE
Je dis mystérieuse, parce qu’aujourd’hui en y repensant, elle l’était.
Maman m’avait inscrit au cours de piano à 10 ans. J’allais prendre des leçons une fois par semaine au 1er étage à côté des halles à Haguenau. Il fallait monter un grand escalier raide et usé, qui débouchait sur un long couloir sombre éclairé par une seule fenêtre, assorti de plusieurs portes, comme dans un hôtel de passes. Un autre escalier encore plus raide et usé, comme suspendu dans le vide, montait vers un deuxième étage que j’aurais bien voulu visiter, mais une porte fermée à clé en barrait l’accès.
Un marché se tenait dans les halles le mardi et le vendredi. On y accédait par une grande porte romane et l’intérieur aurait pu accueillir un Boeing ou presque. Les paysans des environs venaient y vendre leurs produits. On pouvait voir des poules et des canards qui lorgnaient à travers des cageots.
Mon professeur de piano, la soixantaine, les cheveux grisonnants, était sorti du conservatoire avec un prix d’excellence, et avait accompagné des divas sur des paquebots pour des croisières en extrême orient et je ne sais où.
La pièce où se déroulait les cours se composait d’une large table, qui faisait office de bureau. A côté un banc où les élèves attendaient, avec un poêle qui ronflait en hiver. Et un magnifique piano droit au clavier étincelant de blancheur.
Il y avait une fenêtre en hauteur, qui donnait sur les toits. Une fois, incommodé par une odeur repoussante, le professeur s’aidant d’une chaise était monté sur le toit avec un chiffon, pour masquer je ne sais quelle ouverture, ce qui nous avait fait rire, vu la souplesse d’un homme de son âge.
Je devais avoir 13 ans, je jouais, enfin j’essayais de jouer les premières sonates de Mozart sur un vieux piano que maman avait acheté, et qu’elle faisait accorder deux fois dans l’année. Le clavier aux touches en ivoire jaune rappelait le dentier soldé de la sécurité sociale.
La leçon durait entre 15 et 20 minutes. Des élèves entre 8 et 17 ans venaient au cours. Parfois j’étais seul, parfois avec un autre élève qui venait entre-temps.
Ce jour-là , j’arrivai au premier, accrochai ma veste au porte-manteau dans le long couloir. Frappai à la porte. Entrai.
Elle était là . Assise au piano. Elle devait avoir 16 ans. Ses cheveux noirs tombaient presque sur ses épaules. Elle portait une jupe courte et un haut qui laissait voir sa peau nue.
Je refermai la porte et pris place sur le banc. Extirpai ma partition de Mozart de mon cartable en veillant à faire le moins de bruit possible.
Elle jouait le nocturne en mi bémol majeur op 9 n° 2 de Chopin. Ses doigts arqués, presque à plat sur le clavier, caressaient les touches. Il se dégageait d’elle une grâce et une finesse étourdissantes.
Puis on a frappé et un homme est entré. Certainement un ami du professeur. Ils ont discuté. La jeune fille jouait toujours. Enfin l’homme a prit congé.
Le professeur s’est précipité sur le piano et a manifesté son mécontentement en disant que ce n’était pas comme ça qu’il fallait jouer. Et ils ont repris à deux, lui assis à côté, en ponctuant les différents passages.
Pourtant moi j’avais été émerveillé. Peut-être Chopin aussi du haut de son nuage.
Quand elle est partie, le professeur m’a dit qu’elle était très douée.
Je l’ai revue plusieurs fois, on se croisait parfois dans le couloir, elle partait, je venais, je lui disais bonjour, très intimidé, elle me répondait en souriant. Ou j’étais assis au piano et elle entrait, alors je jouais encore plus mal, sentant dans mon dos son regard.
Elle s’est envolée je ne sais où, vers des contrées lointaines, peut-être qu’elle est devenue concertiste. Quand je rejoue ce Nocturne, elle me revient dans la mémoire, avec son sourire comme un parfum d’enfance.
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